Tout récemment, j’ai regardé par hasard le film Ma vie avec 16 dindons sauvages, qui passait sur Arte, et ce film m’a vraiment interpellée : il retrace l’aventure extraordinaire de Joe Hutto, un écrivain passionné par la vie sauvage, qui a passé une année entière en immersion dans une famille de dindons, en immersion d’autant plus totale qu’il a pris la place de leur mère.
L’humain, un dindon comme les autres ?
Cette aventure a commencé de façon totalement inattendue, le jour où un fermier voisin a déposé devant la maison de Joe un panier plein d’œufs de dindons sauvages : la nichée avait été découverte lors d’une opération agricole (l’histoire ne nous apprend pas si la mère a été tuée, si elle avait disparu ou autre). Joe s’est précipité chez un ami emprunter une couveuse électrique, car il avait sa petite idée.
Konrad Lorenz (le père de l'éthologie moderne), a en effet découvert au début du XIXe siècle le phénomène de l'imprégnation : en gros, lors de l’éclosion et pendant une période très brève, certaines espèces d'oiseaux « s'associent » à la première chose qu'ils voient, qui bouge et qui émet un bruit. En temps normal, il s’agit bien sûr d’une femelle de leur espèce (leur mère), mais si c'est par exemple un humain, l’oisillon identifiera ce dernier comme étant sa mère.
Face à ces œufs abandonnés, Joe Hutto a décidé de tenter de remplacer la mère absente.
Il a commencé par communiquer avec les œufs : il a émis des petits cris de maman dindon, et les œufs lui ont répondu ! Plus tard, lors de l’éclosion, les mêmes petits cris ont rassurés les oisillons qui, mouillés et tremblants, se sont alors dirigés vers lui et l’ont identifié comme leur mère : le processus d’imprégnation fonctionnait.
S’en est suivi une année incroyable et intense, où Joe a vécu coupé du monde et a passé tout son temps dans sa maison perdue dans une magnifique forêt de Floride à s’occuper de « ses enfants ».
Au-delà de ce qu’il voulait être une sorte d’expérience, il s’est énormément attaché à eux, notamment à l’affectueuse Sweet Pea et à l’intrépide Turkey Boy, chacun des 16 oiseaux affirmant très jeune son tempérament. L’engagement au quotidien de Joe, qui a partagé avec une patience infinie chaque instant d’une année entière avec les oiseaux, lui a aussi permis de découvrir l’étonnante complexité de leurs comportements et de décoder une partie de leur langage : outre les divers appels de contacts, certains cris alertent sur la présence d’un serpent rôdant alentour (et le cri donne une indication sur l’espèce du serpent et sa dangerosité), d’autres signalent un rapace haut dans le ciel, etc.
Une reconstitution qui questionne
Joe a raconté cette aventure extraordinairement touchante dans un livre, Illumination in the Flatwoods, dont le film s’inspire.
Pendant toute l’année passée avec « sa famille » dindons, Joe n’a pour ainsi dire pas vu d’humains, et bien sûr personne n’a pris d’images. Le film est donc une reconstitution, où tout laisse supposer que le même processus a été reproduit : œufs placés en couveuse et imprégnation des petits - mais cette fois les œufs avaient été enlevés à leur mère. Au-delà des images magnifiques et souvent très touchantes, au-delà de l’incroyable fusion entre cet homme et ces oiseaux, je n’ai pu m’empêcher de me poser mille questions sur le tournage. Ont-ils réellement fait dévorer un dindonneau vivant par un serpent, ou était-il déjà mort ? Et ce serpent, avait-il été capturé ? Les corps des deux oiseaux morts étaient-ils réels, si oui, avaient-ils été tués pour les besoins du film, ou bien s’agit-il de corps de dindons morts en élevage ? Et comment a pu être reconstituée la scène de l’attaque de Joe par Turkey Boy (ou plutôt, par l’oiseau qui le remplaçait) ? Avaient-ils lancé un oiseau sur Joe ?
Autant de questions qui rappellent que dans bien des films animaliers les animaux sont souvent plus ou moins considérés comme des produits utilisables au gré des besoins du tournage, souvent au prix de stress, de contraintes, voire de violences, ou même de leur vie. Le désir de réaliser un film, aussi exceptionnel soit-il, ne devrait jamais justifier de tels actes.
Dans une interview, Joe indique simplement que tous les animaux du film (à l’exception de deux serpents) sont des animaux sauvages.
Gageons que ce film, malgré toutes ses limites, permettra à bien des spectateurs de comprendre que « les émotions ne sont pas le propre de l’homme », et que joie, jeu, tristesse et affection sont aussi ressentis par des animaux aussi dévalorisés que les dindons, qui s’avèrent être des oiseaux intelligents et pleins de joie de vivre.
Domestiqués, apprivoisés ou sauvages, mais tous également sentients
Dans son récit, Joe souligne parfois que les dindons sauvages et les dindons domestiques sont différents, un peu comme les loups et les chiens peuvent l’être. À vrai dire, et je me trompe peut-être, mais je n’ai pas ressenti cette réflexion comme étant très positive de sa part.
En domestiquant les animaux, nous avons modifié leurs corps, parfois leurs comportements, et ce de façon accélérée depuis les progrès génétiques des années 1960.
Par exemple, les poulets de chair à croissance rapide sont sélectionnés pour produire le maximum de chair le plus vite possible. La conséquence, c’est que leurs pattes, leur cœur, leur squelette et leurs poumons ne suivent pas la croissance accélérée de leurs muscles, et qu’ils ne peuvent pas dépasser l’âge de quelques mois, leur morphologie ne le permet plus. Dans les élevages, ils sont tués vers leur 40e jour, et beaucoup meurent avant.
Mais chacun des 700 millions de poulets de chair élevés et tués chaque année en France est un être sensible qui ne demande qu’à vivre, et chaque animal, domestique, apprivoisé ou sauvage, a une vie mentale intense et des émotions que nous devrions prendre en compte.
Dans les élevages, on fait naître les animaux par millions pour les manger, leur existence se limite à la cage, au hangar ou à la micro parcelle de leur élevage, et ils sont souvent tués très jeunes, à quelques mois.
De quel droit les privons-nous de leur vie ?
Non seulement nous la leur prenons en les tuant, mais aussi nous la leur volons en ne leur “offrant” au mieux que de l’ennui, le plus souvent assorti d’une multitude des souffrances : mutilations, séparations (comme le sont nombre de mères et de leurs petits), torture (songeons au gavage), douleurs physiques et psychiques liées à l’enfermement.
Lorsqu’il a placé en couveuse les œufs trouvés, puis qu’il a élevé les oisillons, Joe a donné à ces oiseaux une chance inespérée de vivre.
Mais une chose est certaine : en refusant de manger de la viande, nous épargnons des animaux. C’est sans doute moins sensationnel que de partager une année de sa vie avec des dindons sauvages, mais c’est très efficace pour sauver des vies.
Clem
Ma vie avec 16 dindons sauvages sur Arte
Rediffusion samedi 05.12.2015 à 16h40 et sur Arte +7 jusqu'au 25.11.2015