Bannière Les végétariens tuent plus d'animaux ? Pourquoi c'est faux.

Les végétariens tuent plus d'animaux ? Pourquoi c'est faux.


partager cet article du blog de L214

par Aurélien Barrau

Professeur à l’université Grenoble-Alpes, membre de l’Institut universitaire de France, astrophysicien au Laboratoire de physique subatomique et de cosmologie du CNRS.

 

Un étrange article circule depuis quelques temps sur la toile. Il serait certainement raisonnable de l’ignorer si ce n’était son succès au sein des réseaux sociaux et sa reprise sur plusieurs sites d’information ou de divertissement.

Cet article énonce – en titre ! – que « Les végétariens tuent 25 fois plus d’animaux doués de sensibilité par kilogramme » dans sa traduction française1 ou que « En choisissant le repas végétarien, vous avez davantage de sang animal sur les mains » dans sa version originale2. L’argument résumé est le suivant : pour se nourrir avec des végétaux, il faut des cultures et les cultures tuent beaucoup d’animaux, en particulier des souris.

Avant d’en venir à la réfutation proprement dite de l’article (ou parfois davantage de sa réception et de son utilisation sur certains sites), il est important de noter qu’il existe deux formes radicalement différentes de violence, théorisées par de nombreux philosophes qu’il n’est pas ici question de discuter : celle qui s’assume et se reconnaît en tant que telle et celle qui n’a pas même ce courage. L’enjeu de l’article de Mike Archer consiste à mon sens à tenter de placer le lecteur dans la seconde catégorie. Celui qui énonce « je sais que l’industrie de la viande cause d’infinies souffrances à des êtres sensibles (parce que c’est incontestable) et je sais que je n’ai pas biologiquement besoin de viande (parce que c’est tout aussi établi), mais il est légal d’en consommer donc je fais ce choix et je l’assume » est cohérent. Enfin, il ne l’est que dans une certaine mesure car généralement il ne peut pas soutenir les images des abattoirs – conséquence immédiate et irréfutable de son choix prétendument assumé – ce qui pose quand-même un problème évident. Mais celui qui non seulement poursuit l’activité et veut de plus se convaincre qu’il est bienfaisant envers ses victimes, adopte un positionnement particulièrement lâche et intenable au niveau éthique.

Venons-en au fond. La réfutation est immédiate, confondante d’évidence : oui, les cultures sont bien-sûr nuisibles à l’environnement mais il faut typiquement dix fois plus de cultures pour nourrir les animaux d’élevage que pour nourrir directement les hommes avec des végétaux ! L’argument de l’auteur joue donc précisément contre son propos. L’affaire est entendue.

Plus précisément, l’article est totalement incohérent parce qu’il compare essentiellement de la viande qui serait obtenue par prélèvement (gardons à dessein des termes froids et neutres) dans la nature à une alimentation végétarienne provenant de cultures de céréales ! S’il était logiquement conséquent il considérerait alors des végétariens qui se nourrissent en cueillant les fruits sur les arbres de forêts. Mais soyons sérieux. Une chose est vraie dans cet article : les cultures intensives sont néfastes pour la nature et les animaux. C’est tout à fait exact. Et c’est précisément une des excellentes raisons pour laquelle il faut combattre l’alimentation carnée qui, outre sa violence propre, est une source majeure de pollution à l’échelle globale. L’essentiel des cultures aujourd’hui déployées sur Terre sont faites pour nourrir des vaches, des cochons et des moutons. C’est un fait que personne ne peut contester. C’est très facile à vérifier (et cultiver pour les hommes et non les animaux d’élevage permettrait de nourrir environ 4 milliards d’humain en plus3). Donc tous les arguments – très pertinents – suivant lesquels ces cultures sont nuisibles sont précisément ceux pour lesquels il faut en effet diminuer l’alimentation carnée.

Il faut environ 10 calories végétales pour produire 1 calorie de bœuf. La conclusion est donc immédiate : pour nourrir une population avec du bœuf, il faut donc 10 fois plus de cultures que pour la nourrir directement avec les cultures. C’est élémentaire. De plus, une immense quantité d’eau (environ 10 000 litres par kg de viande), ce que personne ne conteste, est également nécessaire pour la production de viande bovine. L’impact écologique est considérable.

Effet de serre selon l'alimentation

Une grande partie de la déforestation aujourd’hui en cours est précisément mise en œuvre pour faire paître des troupeaux ou mettre en place des cultures afin de nourrir le bétail.

Donc, oui, évidemment, l’industrie de la viande est une catastrophe pour les animaux qui endurent le martyre, pour l’environnement qui est beaucoup plus saccagé qu’avec des cultures directement utilisées pour nourrir les humains, et pour les hommes qui sont nettement moins nourris à surface cultivée comparable. Voilà pour les faits.

Il est maintenant intéressant d’en venir à la forme et de noter quelques points signifiants.

  • L’article réfère immédiatement à Peter Singer, grand théoricien de la cause animale, en laissant entendre que c’est en suivant sa logique que les conclusions vont s’imposer. Il insinue qu’il va proposer un cheminement sous couvert de l’autorité de Singer afin de mettre le lecteur réticent en confiance. En réalité, naturellement, pratiquement rien de la pensée de Singer – lui-même végétarien revendiqué – n’est utilisé.

 

  • L’article, pour montrer que, finalement, manger de la viande n’engendre pas de grandes souffrances, mentionne que les animaux de boucherie sont tués « sur le coup ». C’est une double contre-vérité. Les rares journalistes à avoir pu pénétrer dans les abattoirs – qui semblent être parmi les lieux les mieux gardés et cachés au monde : on voit de multiples reportages sur les pires prisons de la planète mais jamais aucun sur les abattoirs – attestent tout à l’inverse de scènes insoutenables. Sans mentionner la vie de pure souffrance qui généralement précède cette fin atroce. C’est aussi une des stratégies rhétoriques de l’article : considérer un cas très particulier – qui peut naturellement échapper à cette description générale avérée – dans l’espoir de susciter chez le lecteur, sans l’appeler explicitement, une confusion par généralisation. L’ensemble de l’article mentionne quelques spécificités australiennes qui, si elles sont vraies, demeurent en opposition totale avec la situation globale.

 

  • De façon volontaire ou non, l’article a conduit nombre de lecteurs – la consultation des réseaux sociaux l’atteste – à croire à l’existence d’un vaste débat sur le sujet alors que ce n’est évidemment pas le cas : personne ne doute sérieusement que l’industrie de la viande soit hautement néfaste à l’environnement et hautement cruelle pour les animaux qui en sont victimes. C’est une technique usuelle qui mérite qu’on s’y attarde. Naturellement, des débats existent partout, sur tous les sujets ! Mais il faut faire attention aux lobbies qui tentent de faire croire à l’existence de débats clivés qui n’existent pas. Par exemple, ceux qui nient le réchauffement climatique d’origine humaine (c’est en train de devenir à peu près aussi cocasse que ceux qui nient la rotondité de la Terre) aiment à faire croire à un débat « chez les scientifiques ». Il est évident que ce débat n’existe pas. Les climatologues ont tranché la question depuis longtemps. Il y a évidemment quelques personnalités isolées qui expriment des doutes. C’est tout à fait normal, c’est ainsi que fonctionne la science, et il ne faut pas les museler. Quoique dise une communauté de chercheurs, quelqu’un doit s’opposer, c’est la dynamique de la pensée. (Même l’existence du monde peut être remise en cause : un physicien théoricien a proposé que nous pourrions vivre dans une simulation informatique.) Mais laisser entendre que la communauté scientifique est divisée est simplement une contre-vérité totale. Prenons un autre exemple, proche de mon champ de recherche : l’expansion de l’Univers. Sur des milliers de cosmologistes, à ma connaissance un seul soutient l’inexistence de ce phénomène. Et il n’est pas rare que, dans les journaux, la situation soit présentée avec une interview de cette personne face à une interview d’un autre cosmologiste, donnant l’illusion d’une communauté de spécialistes divisée ! C’est insensé. Un Univers statique est aujourd’hui intenable et je suis convaincu que même celui qui le soutient le sait… L’univers en expansion, comme l’évolution des espèces, la rotondité de la Terre et l’extinction massive d’origine anthropique sont des acquis. Toute question peut être posée et tout point de vue peut être débattu. C’est essentiel pour la démocratie et pour la science. Mais laisser croire à une situation incertaine quand il n’y a pas de débat authentique est une supercherie intellectuelle. Quand, de plus, il s’agit non pas d’un simple positionnement théorique mais de la légitimation de la mise à mort de 2 000 êtres vivants par seconde4, la technique devient nauséabonde.

 

  • L’article exprime une empathie attendrissante pour les souris tuées lors des labours ou dans les silos à grain. Il cherche à rallier la sympathie de ceux qui savent qu’en effet ces petits mammifères sont capables de ressentis très subtils et, en particulier, de stress voire de panique. Hélas, il tire la conclusion opposée à celle qui s’imposerait pour en effet amoindrir les souffrances infligées à ces animaux et diminuer leurs pertes. Le processus est assez grossier car il est difficile de croire que l’auteur puisse réellement se soucier du sort des souris compte-tenu de l’immense cynisme de son entreprise.

 

  • L’article use de l’argument suivant lequel nos dents et notre système digestif seraient adaptés à la consommation de viande. Il est fort regrettable qu’il utilise ici le mode assertorique – qui l’assène comme une évidence – alors que, justement, et à la différence de ce qui est insinué par ailleurs pour jeter le trouble, il y a là un véritable débat chez les spécialistes! Loin d’être évidente cette proposition est controversée (la longueur de notre intestin n’est pas celle d’un carnivore, la présence de canines se trouve aussi chez les gorilles, etc.) et tout indique aujourd’hui que nombre de maladies – en particulier des cancers – proviennent d’une suralimentation carnée.

 

  • Plus généralement, l’article semble user d’un stratagème assez banal et étonnamment efficace : plus la supercherie est « grosse », plus le mensonge est « évident », mieux il fonctionne. L’abatage des animaux pour fournir de la viande tue environ 65 milliards d’animaux terrestres par an (et sans doute environ mille milliards de poissons, crevettes, poulpes, etc.). La mise à mort se passe souvent dans des conditions indescriptibles, après les avoir condamnés à une vie de pure souffrance. Présenter cela comme un bienfait pour les animaux est aussi logiquement stupéfiant qu’éthiquement innommable. Il fallait oser l’inventer ! Et pourtant, force est de constater que l’article a eu un évident succès : ça marche. On observe parfois ce genre de phénomènes lors les campagnes électorales très dures ou avant une intervention armée d’un État, quand l’opinion publique est sous tension : plus le mensonge est énorme, plus il a de chances de fonctionner. No limit. De même, on voit depuis quelque temps sur les réseaux sociaux un article très partagé stipulant que le déplacement à vélo pollue plus qu’en voiture. No limit.

  • L’article met néanmoins le doigt sur un point important et intéressant. L’agriculture, même biologique, entraine en effet la mort de nombreux petits animaux (rongeurs, reptiles, batraciens, insectes, etc.). Même s’il ne fait aucun doute qu’une alimentation végétarienne diminuerait drastiquement le nombre d’animaux morts (à la fois via l’abattage direct qui est évité et via la moindre surface totale cultivée), cette question demeure pertinente. Il y a ici un travail à mener pour, en effet, mieux tenir compte des morts indirects de l’alimentation végétarienne.

 

Notre société a inventé une industrie de la mort animale d’une efficacité et d’une ampleur sans précédent. Alors même que le statut « d’être sensibles » ne peut plus être dénié aux animaux, devrait s’ouvrir un débat éthique d’une importance essentielle. Se joue dans ce rapport à l’autre – à l’autre en situation de faiblesse, à l’autre sans possibilité de riposte, à l’autre dont les cris d’agonie ont été déportés bien loin de nos oreilles – une question d’une importance abyssale. Il est plus qu’urgent d’y faire face sérieusement. Et cette question n’est jamais antagoniste ou orthogonale à celle du mieux vivre des hommes (qui, stricto sensu, sont évidemment aussi des animaux) : tout au contraire, une évolution des habitudes alimentaires se justifie tout autant par la nécessité d’endiguer les famines et malnutritions humaines que par celle d’épargner, autant que faire se peut, les souffrances animales.

L’article de Mike Archer tente de nous offrir une bonne conscience facile. Préférons-lui la vérité.

La question soulevée est plus globale encore. Récemment, le lion Cecil a été tué, pour le plaisir, par un riche américain. S’en est suivi une indignation générale. Mais, peu après, de nombreux billets sont apparus pour fustiger cette indignation : comment peut-on se soucier du sort d’un animal alors que des hommes souffrent ? Cette vieille et insupportable rengaine est systématique : personne ne s’indigne de la météo quotidienne ou de l’omniprésence des résultats sportifs mais quelques instants d’empathie avec une souffrance animale, non, ça c’est vraiment insupportable, obscène, indécent, scandaleux. Très étonnante réaction qui refuse cette évidence : loin d’être antagonistes, les combats contre les exactions à l’encontre des humains et ceux contre les violence envers les animaux sont frères. C’est une même démarche de soutien aux « opprimés » et de respect des vivants. Ils se soutiennent quand il ne se confondent pas.

 

Sources :

1. « Les végétariens tuent 25 fois plus d'animaux doués de sensibilité par kilogramme », WikiStrike.
2. Archer, M. « Ordering the vegetarian meal? There’s more animal blood on your hands », The Conversation.
3. Cassidy, Emily S. et al., 2013. « Redefining agricultural yields: from tonnes to people nourished per hectare », Environmental Research Letters.
4. Estimation approximative du nombre d’animaux tués à l’échelle planétaire pour fournir la viande utilisée dans l’alimentation humaine.