Les festivités de fin d’année approchant, la question du foie gras revient sur le tapis, sur la nappe plutôt. Toujours avec les mêmes sons de cloche, sauf que, cette année, si l’on prend pour maître étalon l’émission d’Isabelle Giordano Service public (France Inter, lundi 17 novembre) en la comparant avec celle de l’an dernier sur le même thème, on note une très légère différence. Cette fois, Mme Giordano s’est abstenue de tout commentaire déplaisant à l’adresse des anti-gavage, représentés par Sébastien Arsac. On avait consenti en effet à sa présence : conscience professionnelle irréprochable, ou pressentiment que son absence allait être mal vécue par certains auditeurs ? Isabelle Giordano ne s’est en tout cas pas privée de faire savoir que ces derniers, si l’on en croyait leurs coups de fil ou leurs courriels, n’étaient pas à la veille de se priver de ce plaisir exquis qui consiste à dévorer le foie d’une bête martyrisée. Et toc.
Comme d’habitude, on a parlé de « gastronomie », de « tradition », qui sont d’autres mots pour « torture », mais des mots beaucoup plus jolis, qui n’ont pas l’inconvénient de sentir le sang, le vomi et la merde comme dans les abattoirs ou les salles de gavage.
On était bien près de voir la vie en rose devant les témoignages des petits veinards qui avaient assisté à des séances de gavage idylliques. C’est tout juste si les canards n’en redemandaient pas, ne remerciaient pas les gaveurs pour un si copieux repas. On était au paradis de l’oie gavée. Au nirvana du canard cirrhosé. Où va donc se nicher le déni ?
Entre les non-dits et les mensonges, on avait le choix. Entre les témoignages sincères des naïfs qui se laissent (avec quelle docilité !) abuser par des vitrines correspondant à l’idéal campagnard tel qu’on le cultive ici, en France, et les déclarations patelines des producteurs qui n’en pouvaient plus d’amour pour leurs bêtes, on échappait à toute tentation anxiogène. Donc, on peut en manger ? Ca ne leur fait même pas mal ? Et la majorité de nos contemporains, trop bien (et très mal) nourris, de se sentir tout à coup délivrés d’un terrible soupçon. On ne sait jamais bien que ce que l’on veut bien savoir. La plupart des consommateurs, et c’est là le drame, ne veulent pas savoir… Trop compliqué. Les fables selon lesquelles tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles font des best-sellers. On n’aime pas les Cassandre, ceux et celles qui mettent le doigt là où ça fait mal, et désignent sans la moindre complaisance les tares et les abcès de notre belle civilisation.
Et cette femme labellisée sud-ouest, avec un accent à couper à la hache, qui prétendait se soucier tellement de la souffrance des bêtes qu’elle mange, tout en ajoutant sans rire qu’égorger un agneau (à condition cependant qu’il ne soit « pas trop gros », ouf !), étouffer un pigeon ou saigner une poule ne lui fait pas peur… Qui est-elle exactement ? Comment fonctionne son cerveau ? Voilà une dissection qui serait fort intéressante à réaliser. Car tout de même, tuer une bête, comme tuer n’importe qui d’ailleurs, est un acte d’une violence inouïe, qu’on le veuille ou non. Il y a des gens étranges.
J’attends avec impatience l’émission sur le foie gras de l’année prochaine. On verra si on a évolué. Il ne faut pas trop rêver cependant. Les foules continueront vaille que vaille à se livrer à la facilité. Du foie gras pas cher, tant qu’on en trouvera, on en mangera. Tout ce que nous sommes pour l’instant en mesure de faire, nous les anti, c’est d’instiller peu à peu un diffus sentiment de gêne, un doute inconfortable : et si nous avions raison ? Et peut-être alors enfin le foie gras aura-t-il un goût de plus en plus amer pour finir par devenir carrément indigeste.