Libérer le paysage de l’exploitation animale. Un cas pratique
- Article du Lundi 31 août 2020
Si le monde devenait végane, qu’adviendrait-il des bocages, prairies et paysages champêtres façonnés par l’élevage ? Diplômée en architecture du paysage, Alix Gancille montre dans son mémoire de fin d’études, réalisé à l’échelle du territoire de la Thiérache (Belgique), qu’une agriculture végétale est à même de préserver des paysages ouverts et riches en biodiversité, ainsi que de larges espaces dédiés à la vie sauvage.
En 2006, le rapport de la FAO L’Ombre portée de l’élevage1 lançait un pavé dans la mare en accablant le secteur de l’élevage pour son impact écologique particulièrement élevé. En révélant le coût de l’élevage en émissions de gaz à effet de serre, en eau et en surfaces agricoles, ce rapport est à l’origine d’une vaste prise de conscience populaire et scientifique sur l’impact écologique de l’élevage.
Pour autant, devrions-nous arrêter la viande ? Si de nombreuses études concluent qu’une forte diminution voire un arrêt de la production et de la consommation de viande devraient faire partie des stratégies à encourager pour garantir un avenir soutenable, la question crispe. Parmi les objections courantes à un avenir végane, la question de la préservation des paysages est souvent mise en avant. Faudra-t-il dire adieu aux paysages ouverts, aux prairies qui constituent une grande partie de nos territoires ? Qu’adviendra t-il des paysages bucoliques auxquels nous tenons, et que deviendront les animaux qui les façonnent ?
Le projet Thiérache végane 20502 explore ce frein et se demande à quoi pourrait ressembler ce petit territoire rural de Belgique – massivement orienté vers et marqué par l’élevage – dans la perspective d’un futur végane.
Découvrir le mémoire Thiérache végane 2050
Figure 1. Schéma d'organisation du paysage rural de la Thiérache dominé par les prairies
Que deviendraient les paysages dans la perspective d’un futur végane ?
Premièrement, des prairies, des terres agricoles destinées aux cultures fourragères et des bâtiments agricoles seraient libérés et pourraient se voir attribuer de nouvelles affectations. Deuxièmement, un grand nombre d’animaux de rente seraient délivrés de l’exploitation.
Mais que deviendrait notre relation avec les animaux si nous faisions cesser toute exploitation ? Cette question conduit à s’interroger plus profondément sur la manière dont les humains habitent la planète, sur la place dominante qu’ils occupent, et sur les rapports qu’ils entretiennent avec les autres vivants. Pourrions-nous penser des paysages qui ne soient pas strictement aux bénéfices des humains ? Et si, finalement, la prise en compte des intérêts des animaux devenait une clé d’organisation du paysage ?
Si cette question n’a pas encore été pensée pour le paysage, elle a déjà été pensée comme clé d’organisation du politique. L’ouvrage Zoopolis3, sous-titré « une théorie politique des droits des animaux », ouvre de nouvelles perspectives.
Partant du présupposé́ d’une société où nous aurions aboli l’exploitation animale et où nous respecterions leurs droits, les auteurs se demandent comment nous vivrions avec les autres animaux. Pour faciliter cette réflexion, ils rassemblent les animaux en trois catégories : domestiques (animaux familiers et d’élevage), liminaires (animaux sauvages dont le territoire recouvre le nôtre) et sauvages, et proposent pour chacune des droits et des devoirs spécifiques. L’étude Thiérache végane 2050 propose d’utiliser ces nouveaux droits comme repères théoriques pour construire le projet de paysage.
Quels scénarios pour demain ?
Un premier scénario de transition consisterait à transformer les prairies en cultures, en conservant une mosaïque de prairies riches en biodiversité. Les territoires pourraient alors conserver leur vocation agricole et nourrir un grand nombre de citoyens. En effet, une alimentation végane requiert en moyenne quatre fois moins de terres que le régime omnivore actuel. Cependant, certains sols peuvent s’avérer incultivables et n’être valorisables que par l’élevage. Dans certaines régions, la qualité du sol est ainsi un facteur limitant et doit être prise en compte en premier dans l’aménagement.
Puisque la Wallonie dispose de sols agricoles bien plus productifs ailleurs, un deuxième scénario suggère de transformer les paysages incultivables en réserve animalière, incluant des refuges pour les anciens animaux de rente et de larges espaces dédiés à la vie sauvage. La population vivrait alors majoritairement du tourisme, ainsi que de subventions de l’État. En Wallonie, le coût environnemental de l’élevage est estimé à 898 millions d’euros par an4. Ainsi, ces dépenses, qui soutiennent aujourd’hui l’élevage et traitent ses effets négatifs, pourraient demain servir à préserver la vie sauvage et à maintenir des emplois en milieu rural.
Enfin, le scénario hybride retenu dans l’étude tire mieux parti du potentiel du territoire. Les terres productives y sont réservées aux cultures, et les prairies riches en biodiversité sont converties en refuges pour les anciens animaux de rente, pour qui le retour à l’autonomie peut prendre plusieurs générations. Les abords des zones d’eau sont laissés en libre évolution et offrent – en plus de limiter les inondations et de filtrer les polluants – des couloirs continus à la biodiversité. Enfin, les zones les plus éloignées des villages sont réservées à la vie sauvage. Ces territoires sont laissés en libre évolution et sont délimités par des bornes frontières qui avertissent les humains de leur passage en territoire animal souverain, les contraignant à certaines règles d’usage et d’occupation (rester sur les sentiers balisés, ne pas stimuler les animaux, par exemple…).
Figure 2. Bande dessinée extraite du dossier Thiérache végane 2050
Un autre monde est possible
L’empreinte de l’élevage et de l’alimentation dans l’histoire de notre société est indéniable. Sans pour autant militer pour un monde totalement végane, de nombreux acteurs politiques et institutionnels soutiennent aujourd’hui la nécessité d’une réduction draconienne de la consommation de viande. Cette réduction s’avère incontournable si nous considérons l’impact écologique de l’élevage. L’agriculture du XXIe siècle ne sera soutenable qu’au prix de changements drastiques dans notre alimentation.
Si cette solution est de plus en plus acceptée, elle rebute encore un grand nombre de personnes ne souhaitant ni transformer leurs habitudes, ni voir leurs paysages changer. Le rapport Thiérache végane 2050 déconstruit certains mythes (le paysage végane serait un paysage fermé et sans animaux, porter de l’intérêt aux animaux signifierait mettre de côté les intérêts humains...) et espère, par sa forme ludique, faire avancer la réflexion.
À nous, citoyens, de faire émerger de nouvelles modalités collectives dans la façon d’habiter le territoire, et de valoriser une pluralité de coexistences, entre les humains et les non-humains, plus justes et attentives à chacun.
Alix Gancille
1. Steinfeld, H. et al., 2006. L’Ombre portée de l’élevage : impacts environnementaux et options pour leur atténuation, FAO, Rome, 390 p.
2. Gancille A., 2020. Thiérache végane 2050, mémoire de master en architecture du paysage sous la direction de Hugues Sirault (Haute École Charlemagne, Gembloux), Thierry Kandjee (Université libre de Bruxelles), Grégory Mahy (Université de Liège).
3. Donaldson S., Kymlicka, W., 2011. Zoopolis. Une théorie politique des droits des animaux, Alma, 408 p.
4. Znaor, D. et al., 2017. Les Conséquences environnementales et économiques d’une conversion de l’agriculture wallonne vers un modèle à faible apport d’intrants.