Bannière Confessions d’une employée d’abattoir

partager cet article du blog de L214

Chaque mois, environ 100 millions d’animaux sont tués pour leur viande au Royaume-Uni [ndlt : soit à peu près autant qu’en France], mais on parle très peu des gens chargés de leur mise à mort. Voici donc le témoignage d’une ancienne employée d’abattoir : elle y décrit son travail et l’effet qu’il a eu sur sa santé mentale.

Avertissement : ce récit comporte des passages difficiles.

 

Quand j’étais enfant, je rêvais de devenir vétérinaire. Je m’imaginais en train de jouer avec des chiots espiègles, de rassurer des chatons apeurés et, comme j’ai grandi à la campagne, d’examiner les animaux des fermes du coin s’ils étaient malades.

La vie dont je rêvais était assez idyllique, mais ce n’est pas de cette façon que les choses ont tourné. Au lieu de ça, je me suis retrouvée à travailler dans un abattoir.

J’y suis restée pendant six ans et, bien loin d’aider de pauvres vaches à se sentir mieux, je devais m’assurer qu’environ 250 d’entre elles étaient tuées chaque jour.

Qu’ils mangent de la viande ou non, la plupart des gens au Royaume-Uni n’ont jamais vu l’intérieur d’un abattoir, et pour une bonne raison : ce sont des lieux sales, immondes. Il y a des excréments sur le sol, on y voit et on y respire l’odeur des boyaux, et les murs sont couverts de sang.

Et cette odeur… Elle vous tombe dessus comme un tas de briques, puis emplit l’air autour de vous. L’odeur des animaux mourants vous entoure comme un brouillard.

Pourquoi est-ce que quelqu’un choisirait de visiter un endroit pareil, et à plus forte raison d’y travailler ?

Dans mon cas, c’est parce que j’avais déjà travaillé une vingtaine d’années pour l’industrie agroalimentaire, dans des usines de plats préparés et autres. Alors quand on m’a proposé un poste de responsable du contrôle qualité, au contact direct des ouvriers de l’abattoir, ça m’a paru être une transition professionnelle assez banale. J’avais la quarantaine à l’époque.

Mon premier jour, on m’a fait faire le tour des lieux, on m’a expliqué comment les choses fonctionnaient et, surtout, on m’a demandé à plusieurs reprises avec insistance si je tenais le coup. On m’a expliqué qu’il était assez habituel que des gens s’évanouissent pendant ces visites et que la sécurité des visiteurs et des nouveaux venus était très importante. Je tenais le coup, je crois. J’avais la nausée, mais j’ai pensé que j’allais m’habituer.

Très vite, pourtant, je me suis rendu compte que ça ne servait à rien de prétendre que c’était un travail comme les autres. Je suis sûre que chaque abattoir est différent, mais le mien était un endroit brutal et dangereux. Je ne compte plus les fois où, bien qu’ils aient suivi les procédures d’étourdissement, des ouvriers ont reçu des coups d’une énorme vache en train de convulser alors qu’ils la suspendaient sur la chaîne d’abattage. De même, les vaches qui arrivaient étaient effrayées et paniquaient, ce qui était assez terrifiant pour chacun d’entre nous également. Si vous en avez déjà approché une, vous savez que ce sont des animaux franchement imposants.

Personnellement, je n’ai pas subi de blessure physique, mais c’est mon mental qui en a pris un coup.

Tandis que les jours s’écoulaient, les uns après les autres, dans cette grande boîte sans fenêtre, le poids sur ma poitrine ne cessait de grossir et c’était comme si une nappe de brouillard gris était tombée sur moi. La nuit, mon esprit me tourmentait avec des cauchemars, rejouant les horreurs dont j’avais été témoin dans la journée.

Une compétence que l’on acquiert lorsqu’on travaille en abattoir, c’est la dissociation. On apprend à devenir indifférent à la mort et à la souffrance. Au lieu de penser aux vaches comme à des êtres entiers, on les compartimente en parties du corps comestibles et commercialisables. Ça ne sert pas qu’à faciliter le travail : c’est indispensable pour survivre.

Il y a pourtant des choses qui ont le pouvoir de faire voler l’indifférence en éclats. Pour moi, c’était les têtes.

À la fin de la ligne d’abattage, il y avait une énorme benne remplie avec des centaines de têtes de vache. Chacune d’entre elles avait été dépecée, toute la peau qui pouvait être vendue avait été retirée. Mais il y avait une chose qui restait : leurs globes oculaires.

À chaque fois que je passais devant cette benne, j’avais immanquablement l’impression que des centaines de paires d’yeux me regardaient. Certaines étaient accusatrices, sachant que j’avais participé à leurs morts. D’autres semblaient suppliantes, comme si, d’une manière ou d’une autre, je pouvais remonter le temps et les sauver. C’était à la fois répugnant, terrifiant et déchirant. Ça me faisait me sentir coupable. La première fois que j’ai vu ces têtes, j’ai eu toutes les peines du monde à me retenir de vomir.

Je sais que ce genre de choses perturbait aussi les autres employés. Je n’oublierai jamais le jour – je travaillais à l’abattoir depuis quelques mois – où l’un des gars a entaillé le corps d’une vache fraîchement tuée pour l’étriper et que le fœtus d’un veau en est sorti. Elle était pleine. Il a immédiatement commencé à crier et à lever les bras au ciel.

Je l’ai emmené dans une salle de réunion pour le calmer, et tout ce qu’il arrivait à dire, c’était « C’est pas normal, c’est pas normal » en boucle. Ces hommes-là étaient des durs qui montraient rarement leurs émotions. Mais je pouvais voir des larmes perler au coin de ses yeux.

Il y avait encore pire que les vaches gestantes, pourtant : les jeunes veaux que nous devions parfois tuer.

Au pic des crises de la maladie de la vache folle et de la tuberculose bovine dans les années 1990, de nombreux groupes d’animaux ont dû être abattus. J’ai travaillé à l’abattoir après 2010, donc bien après la crise de la vache folle, mais si un animal était testé positif pour la tuberculose bovine, on faisait encore abattre des familles entières : des taureaux, des génisses et des veaux. Je me souviens d’un jour en particulier, j’étais là depuis un an environ, quand on a dû abattre cinq veaux d’un coup.

On essayait de les maintenir dans les enclos, mais ils étaient si petits et émaciés qu’ils pouvaient facilement s’échapper et trottiner alentour, leurs pattes de nouveau-nés tremblant légèrement. Ils nous reniflaient, comme des chiots, parce qu’ils étaient jeunes et curieux. Quelques gars et moi, on les a caressés et ils ont tété nos doigts.

Quand est venu le moment de les tuer, ça a été dur, à la fois émotionnellement et physiquement. Les abattoirs sont pensés pour tuer de très gros animaux, alors les box d’étourdissement étaient à la bonne taille pour contenir une vache d’environ une tonne. Quand on a mis le premier veau dedans, il n’arrivait qu’à un quart de la hauteur du box, à peine. On a mis les cinq veaux à la fois dedans et on les a tués.

Après coup, en regardant les animaux morts sur le sol, les ouvriers étaient clairement bouleversés.

Je les ai rarement vus aussi vulnérables. À l’abattoir, on avait tendance à refouler ses émotions. Personne ne parlait de ses sentiments, on avait l’impression insurmontable qu’on n’avait pas le droit de montrer la moindre faiblesse. Et puis il y avait plein d’employés qui n’auraient pas pu parler de ce qu’ils ressentaient avec nous, même s’ils avaient voulu. Nombre d’entre eux étaient des travailleurs migrants, principalement d’Europe de l’Est, dont le niveau d’anglais n’était pas assez bon pour demander de l’aide s’ils en avaient besoin.

Beaucoup des hommes avec qui je travaillais avaient aussi des boulots au noir ailleurs. Ils finissaient leurs 10 ou 11 heures à l’abattoir avant de se rendre à un autre job. L’épuisement laissait des traces. Certains ont développé des problèmes de boisson, venant souvent travailler en sentant fortement l’alcool. D’autres sont devenus accros aux boissons énergétiques, et certains ont eu une crise cardiaque. Ces boissons ont ensuite été retirées des distributeurs de l’abattoir, mais les gens continuaient d’en apporter de chez eux et de les boire discrètement dans leur voiture.

Un lien a été établi entre le travail en abattoir et de multiples problèmes de santé mentale. Un chercheur utilise le terme Perpetrator-Induced Traumatic Syndrome (« syndrome traumatique causé par l’auteur ») pour désigner les symptômes de stress post-traumatique dont souffrent les ouvriers d’abattoir. J’ai personnellement souffert de dépression, un état aggravé par les longues heures de travail acharné et par le fait de côtoyer la mort. Au bout d’un moment, j’ai commencé à avoir des pensées suicidaires.

On ne sait pas exactement si c’est le travail en abattoir qui cause ces problèmes ou s’il attire des personnes avec des problèmes préexistants. Mais dans tous les cas, c’est un travail où l’on est incroyablement isolé et où il est difficile de demander de l’aide. Quand je disais aux gens ce que je faisais, j’étais confrontée soit à un dégoût absolu, soit à un mélange de fascination, de curiosité et de blagues. Dans tous les cas, je ne pouvais jamais me confier au sujet des effets que ce travail avait sur moi. Au lieu de ça, j’ai parfois participé aux plaisanteries avec des anecdotes sanglantes sur le dépeçage d’une vache ou le traitement de ses tripes. Mais le plus souvent, je gardais le silence.

Alors que j’étais à l’abattoir depuis quelques années déjà, un collègue a commencé à faire des allusions désinvoltes au fait qu’il « ne serait plus là dans six mois ». Tout le monde en riait. C’était un peu un blagueur, alors les autres pensaient qu’il se foutait d’eux, insinuant qu’il aurait un nouveau boulot ou quelque chose comme ça. Mais ça m’a mise vraiment mal à l’aise. Je l’ai entraîné dans une pièce voisine et lui ai demandé ce qu’il voulait dire. Il s’est effondré. Il a reconnu qu’il était rongé par des pensées suicidaires, qu’il ne pensait pas qu’il pourrait supporter [ce travail] plus longtemps et qu’il avait besoin d’aide. Mais il m’a suppliée de ne pas en parler à nos patrons.

J’ai pu l’aider à obtenir un traitement de son médecin généraliste, et en l’aidant, j’ai pris conscience que j’avais besoin d’aide, moi aussi. J’avais le sentiment que les choses horribles que je voyais obscurcissaient ma pensée, et j’étais en pleine dépression. C’était déjà un grand pas, mais il fallait que je me tire de là.

Après mon départ de l’abattoir, les choses ont commencé à aller mieux. J’ai complètement changé de vie et ai commencé à travailler pour des organisations qui viennent en aide aux personnes avec des difficultés psychologiques, qui les encouragent à exprimer leurs émotions et à solliciter une aide médicale, même s’ils pensent qu’ils n’en ont pas besoin ou ont l’impression qu’ils ne la méritent pas.

Quelques mois après mon départ, j’ai eu des nouvelles d’un de mes anciens collègues. Il m’a raconté qu’un homme qui avait travaillé avec nous, dont le travail consistait à dépecer les carcasses, s’était donné la mort.

Parfois, je me remémore mon temps à l’abattoir. Je pense à mes anciens collègues travaillant d’arrache-pied, comme s’ils faisaient du surplace en plein milieu d’un vaste océan, sans le moindre bout de terre à l’horizon. Je pense à mes collègues qui n’ont pas survécu.

Et le soir, quand je ferme les yeux et essaie de dormir, je vois encore parfois des centaines de paires d’yeux qui me dévisagent.

 

Propos recueillis par Ashitha Nagesh pour BBC News.

Traduit de l’anglais par nos soins.

 

Restez informés ! Pour ne rien louper de nos campagnes, des dernières nouvelles de l'association et des actions à mener pour défendre les animaux, inscrivez-vous à notre lettre d'info !


Bannière Un éternel Treblinka, de Charles Patterson

Un éternel Treblinka, de Charles Patterson

  • Article du Mardi 12 mai 2020

partager cet article du blog de L214

Et si la fin de l’oppression animale était une des clés pour mettre fin aux oppressions de l’humain sur l’humain ? Difficile de ne pas tirer cette conclusion après avoir refermé Un éternel Treblinka de l’historien et écrivain américain Charles Patterson, traduit de l’anglais par Dominique Letellier et publié en 2008 chez Calmann-Lévy. 

Les cruautés perpétrées par l’être humain sur les animaux ont largement servi de modèle à toutes les formes de barbarie. Voilà la thèse percutante de ce livre coup de poing qui suscita dès sa parution beaucoup de réactions, aussi bien positives que négatives. Dans cette enquête historique très bien sourcée, Patterson aborde en effet l’expérience encore récente et douloureuse de la Shoah qui, selon lui, n’aurait pas existé de la même façon sans l’exemple des abattoirs industriels.

Parce que l’histoire est toujours riche d’enseignements, laissez-vous embarquer avec ce livre pour un voyage dans le temps qui, s’il n’est pas sans secousses, ouvre de nouvelles perspectives pour l’avenir ! 

D’un asservissement à l’autre

Tout bascula il y a environ 11 000 ans au Proche-Orient, quand la transition vers l’agriculture et l’élevage engendra, dès le départ, l’exploitation systématique, forcée et violente, de certaines espèces d’animaux. Notre destin et le leur ont alors été bouleversés pour toujours. 

« La violation des droits des animaux a entraîné la violation des droits de l’homme » explique l’auteur qui, s’appuyant sur des études historiques, montre que l’asservissement des animaux aurait ouvert la voie à l’asservissement des êtres humains entre eux. Et quel meilleur moyen de justifier la domination et la destruction d’autres êtres humains que de les « bestialiser » ? Cette méthode universelle fut, par exemple, employée, lors de la Guerre du Pacifique, par les Américains contre les Japonais, qu’ils traitaient de « chiens jaunes », ou encore, pendant la guerre sino-japonaise, par les Japonais contre les Chinois, qu’ils ne cessaient de comparer à des cochons !

L’histoire de nos rapports avec les animaux est donc celle d’une domination que des intellectuels et les grandes religions monothéistes n’ont cessé d’essayer de justifier, et qui a pu — et peut encore — servir d’exemple pour légitimer tous les genres d’atrocité. 

Misères animales et humaines : des ressemblances pas si étranges

Un éternel Treblinka ne se contente donc pas de parler de l’Holocauste. La preuve avec des passages saisissants sur le mouvement eugéniste américain, très en vogue au début du XXe siècle. Dans le but d'« améliorer » les caractéristiques génétiques des populations humaines, les eugénistes s'inspirèrent notamment des pratiques du monde de l’élevage. Résultat : 12 000 stérilisations forcées aux États-Unis entre 1907 et 1930 ! 

Il est également glaçant de constater à quel point les méthodes d’abattage des animaux et des victimes des nazis sont similaires, voire identiques : les dispositifs mis en place pour organiser des tueries de masse, le sort réservé aux malades, blessés ou jeunes individus, et, de manière globale, la rationalisation maximale du processus....

Rien d’étonnant à tout cela puisque l’historien nous apprend que les processus d’extermination des Juifs sous le régime nazi ont été fortement influencés par les méthodes de production à la chaîne initiées par Henry Ford, qui s’était lui-même inspiré des dispositifs industriels en place dans les abattoirs de Chicago à la fin du XIXe siècle !

De la Shoah à la défense des animaux

Un éternel Treblinka réserve malgré tout aussi son lot d’émotions positives ! Dans la dernière partie de son opus, l’auteur livre une multitude de portraits et de témoignages d’opprimés ou de descendants d’opprimés devenus des militants de la cause animale, témoignages tous plus bouleversants et inspirants les uns que les autres. Marc Berkowitz, survivant des camps, s’est par exemple mué en farouche opposant au gazage des oies du Canada. « Je dédie la tombe de ma mère aux oies. Ma mère n’a pas de tombe, mais si elle en avait une, je la dédierais aux oies. J’ai été une oie, moi aussi ».

Enfin, comment ne pas mentionner la présentation passionnante que fait Patterson de la vie et de l’oeuvre de l’écrivain yiddish Isaac Bashevis Singer ? Celui-ci éleva à la dignité littéraire le combat pour la défense des animaux avec tant de talent qu’il fut élu prix Nobel de littérature en 1978 ! « Tant que nous sommes cruels envers les animaux et que nous leur appliquons le principe qui veut que le pouvoir donne tous les droits, ce même principe sera appliqué aux humains ». Ces mots de l'écrivain, ainsi que ceux de Patterson, retentissent avec force et nous invitent activement à cultiver l’empathie et la justice envers tous les êtres, par-delà l’espèce à laquelle ils appartiennent.

 

Un éternel Treblinka, Charles Patterson, Calmann-lévy, 2008.