Comment nourrir le monde en 2050 ?

  • Article du Vendredi 31 août 2012

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La dernière note d’Audrey Garric parue sur Mblog, « Serons-nous tous végétariens en 2050 ? » s’inscrit dans la continuité d’articles1 traitant cette question désormais récurrente parce qu’essentielle. Pourquoi 2050 ? Parce que, selon les projections des Nations unies, le monde devrait compter 9,1 milliards d'habitants en 2050, contre 6,8 milliards aujourd'hui. Soit 34 % de bouches à nourrir de plus.

L’année 2008 a d’ailleurs été marquée par des « émeutes de la faim ». Le sujet est complexe et si certaines causes sont très difficiles à résoudre, d’autres pourraient l’être relativement facilement. Gaspillage alimentaire, contextes politiques, changement climatique (sécheresses ou pluies aggravées), spéculations (au détriment des stocks alimentaires), biocarburants, mainmise de multinationales sur les semences, érosion et stérilisation des sols, pollution de l’eau, production de produits carnés… Si tous ces facteurs jouent un rôle plus ou moins essentiel dans la problématique « Comment nourrir le monde ? », il est désormais établi que l’élevage contribue activement au maintien et au développement de la faim en détournant de précieuses ressources nécessaires à l’alimentation humaine.

Le lien entre la consommation de viande et la faim dans le monde est un fait établi depuis plusieurs années : il y a une dizaine d’années déjà, l’Association Végétarienne de France soulignait à travers différents documents2 l’impossibilité de nourrir à la fois un cheptel grandissant et les humains dont le nombre et l’appétit carnassier vont également croissant. De son côté, le site viande-info coordonné par L214 fourmille de données récentes et d’informations argumentées. Dès 1992 un rapport de la FAO indiquait que les animaux sont de piètres convertisseurs d’énergie en alimentation humaine : si on les nourrit avec des céréales, ils ingèrent en moyenne 7 kcal pour en restituer une sous forme de viande (3 kcal pour les poulets, 16 kcal pour les bovins) ; Rajendra Pachaury, président du GIEC, illustre d’une autre façon cette inefficacité : il faut 7 à 10 kg de végétaux pour faire 1 kg de viande boeuf, 4 à 5,5 kg pour 1 kg de viande de porc. L’élevage accapare des quantités astronomiques de précieux aliments (maïs, soja, blé, seigle, avoine… ), de terres arables, d’eau potable, d’énergie, et génère de multiples nuisances et pollutions : pluies acides, nitrates, lisier par milliards de tonnes, déforestation, émission de gaz à effet de serre3

En Éthiopie, même lors des plus terribles famines des années 1970 et 1980, les exportations de céréales, de colza, de tourteaux de lin et de coton ont continué vers nos riches pays européens pour nourrir notre bétail. En 1973, le pays exporta 9 000 tonnes de céréales alors que 100 000 personnes étaient en train de mourir de faim. Les 9 000 tonnes auraient fourni à ces personnes 1 kg de céréales par jour pendant trois mois4. Il est donc littéralement exact de dire que le grain du pauvre nourrit la vache du riche.

Les enjeux actuels portent également sur l’eau, bien extrêmement précieux dont nous mesurons mal l’importance. Environ 5 000 litres d’eau sont nécessaires pour produire 1 000 kcal d’aliments d’origine animale, contre 1 000 litres si l’origine est végétale5. Cinq fois moins, c’est énorme ! Audrey Garric tire le signal d’alarme : « Il n’y aura pas suffisamment d’eau disponible sur nos terres agricoles pour produire de la nourriture pour une population qui devrait atteindre 9 milliards d'habitants en 2050, si nous suivons les tendances alimentaires actuelles dans les pays occidentaux6. »

De plus, les prix des denrées alimentaires ont augmenté de 50% sur les marchés internationaux depuis juin étant donné les récoltes catastrophiques de maïs, soja et blé dans plusieurs pays considérés comme les « greniers du monde ». Une sécheresse historique a en effet ravagé les États-Unis et le Mexique, a sévit en Russie, en Ukraine, au Kazakhstan, la mousson a été tardive et peu abondante en Asie… Des pluies en excès ont touché l’Europe, là aussi gâtant des cultures, tandis que l’Afrique de l’Est souffre d’une troisième année consécutive d’absence de récoltes. On croise maintenant les doigts pour que l’Australie, le Brésil et l’Argentine n’aient ni manque ni excès d’eau7.

Bien sûr, pour le consommateur lambda français, toute perspective de restriction alimentaire semble impossible au vu de la gamme délirante d’aliments proposés par nos hypersupermarchés. Pour nous, « la faim » devrait se limiter à une augmentation de quelques centimes ici ou là, par exemple de celui du prix de la baguette. Comme l’écrit avec justesse Bruno Parmentier, « En Europe, le prix du pain et de la farine vont augmenter, ce qui sera mal venu en période de récession, mais n'ayons pas l'impudence de nous comparer aux Africains. ».

Il ne s’agit pas nier que la pauvreté et la malnutrition existent aussi sous nos latitudes, mais le défi alimentaire y est actuellement plutôt celui de l’accès à la qualité qu’à la quantité8.

Et Parmentier d’enchaîner : « Ces crises à répétition ne vont-elles pas nous inciter à nous interroger sur la durabilité de notre système alimentaire, qui nous amène à manger en France chaque année 85 kg de viande et 90 kg de laitages ? »

Par rapport à la faim dans le monde, par solidarité avec les 929 millions d’affamés (auquel devrait s’ajouter sous peu 30, 50 ou 70 millions de personnes supplémentaires), il est en effet urgent de passer à une alimentation végétalienne, ou au moins de réduire drastiquement notre consommation de viande.

Pourtant, les gouvernements de tous bords s’évertuent à maintenir en place et à coup de subventions conséquentes un modèle agricole et alimentaire avérés non pérennes. Non seulement la promotion officielle du végétarisme et du végétalisme n’est toujours pas à l’ordre du jour, mais les avancées sont même entravées9. Les spéculateurs ne sont visiblement pas les seuls à s’enrichir sur le dos des affamés et des animaux ; d’énormes enjeux économiques sont liés à la production de produits et de sous-produits animaux, enjeux que les bénéficiaires défendent avec acharnement, soutenus par l’importante dimension culturelle et symbolique que la consommation de viande et de sous-produits animaux occupe en France.

Heureusement, nous avons tous le pouvoir de choisir de ne pas contribuer à maintenir en place ce système insoutenable, de plus en plus ouvertement dénoncé.

Audrey Garric termine de façon étonnante son article, en relevant que « les substituts à la viande, comme les aliments faits de soja importé, pourraient en fait utiliser plus de terres cultivables que leurs équivalents en viande ou produits laitiers ». Comme si, après avoir longuement argumenté en faveur d’une alimentation végétalienne, elle s’interdisait d’en tirer la conclusion logique grâce à une étrange hypothèse, puisqu’il est complètement possible, et même souhaitable, de se nourrir de façon végétalienne sans consommer d’aliments faits de soja importé - il est heureusement facile de trouver du tofu, du tempeh ou tout autre produit à base de soja cultivé sur notre territoire. Et il est même possible de ne pas consommer de soja du tout ; une grande partie des simili-carnés (dont aucun n’est d’ailleurs indispensable) étant à base de gluten (protéine de blé).

N’oublions pas qu’en France aujourd’hui, l’alimentation animale constitue le principal débouché industriel des céréales cultivées sur notre sol. Loin d’être suffisantes, ces cultures doivent encore être complétées par l’importation massive de soja sud-américain, en grande partie OGM : pour nourrir son cheptel, la France importe des tourteaux de soja, principalement du Brésil et d’Argentine, contribuant ainsi à la déforestation en Amérique latine et aux problèmes sociaux liés au développement des grandes cultures intensives au détriment des petits paysans. Avec 4,5 millions de tonnes de soja importés chaque année, la France est le premier importateur européen. Utiliser directement pour nourrir les humains la superficie actuellement cultivée en France pour nourrir les animaux remettrait sérieusement en cause la nécessité d’importer du soja. Pour être la plus efficace possible, une alimentation végétale doit être menée selon un certain bon sens et il convient d’éviter de se nourrir à peu près exclusivement de végétaux hors saison, cultivés hors sol, sous serres chauffées ou importés de pays lointains (au détriment des cultures vivrières) et selon les préceptes de l’agriculture intensive, gourmande en intrants et en pesticides.
De toutes façons, la demande en viande à l’échelle nationale (et a fortiori mondiale) est tellement forte que la quasi-totalité des animaux élevés pour leur viande doivent être élevés de façon intensive et nourris avec des intrants au moins en partie importés. En 2008, le scandale du soja chinois à la mélamine a révélé que des éleveurs bios engraissaient leur cheptel de cette fameuse farine10.

Puisque la faim dans le monde n’est pas pour demain mais constitue la réalité d’aujourd’hui prenons les devants, soyons conscients de l’impact de nos choix, renseignons-nous et diminuons conséquemment notre consommation de viande et de produits animaux en espérant qu’enfin des mesures efficaces et officielles suivront afin de favoriser et accompagner la nécessaire transition vers une alimentation végétale qui soit bénéfique à tous les humains, aux animaux et à l’environnement.

Clem pour L214

Dessin Insolente Veggie


(1) Le 15 octobre 2009, suite à un débat avec Fabrice Nicolino, auteur du livre Bidoche, nous pouvions lire « Faut-il manger moins de viande pour sauver la planète ? » ; le lendemain (16 octobre), c’était : « Nourrir la planète en 2050, un défi déjà d’actualité » ; le Courrier International du 24 février 2012 est consacré à ce thème, la FAO planche sur la question, etc.
(2) Plus particulièrement, le n°9 des Cahiers d’Alliance Végétarienne, « Nourrir son monde » (2002) et la brochure Quand la vache du riche affame le monde (2002).
(3) En 2006, un rapport de la FAO indiquait que l’élevage était responsable de 18% des émissions annuelles des gaz à effet de serre (GES) dans le monde (FAO, Livestock Long Shadow, 2006, p. 112.). S’il existe des divergences sur les chiffres, le rôle de l’élevage dans les émissions des GES est incontestable.
(4) Association Végétarienne de France, « Nourrir son monde », Cahiers n°9, 2002, p. 15.
(5) Daniel Renault (FAO), Value of virtual water in food, principles and virtues, 2002, p. 17.
(6) D’après une étude du Stockholm International Water Institute.
(7) Bruno Parmentier, « Il faut en finir avec la gabegie alimentaire », Le Monde, 20 août 2012
(8) Si dans les pays les plus pauvres c’est l’accès à la nourriture qui est compromis, en Occident c’est plutôt l’accès à une nourriture équilibrée qui peut être problématique, les personnes souffrant d’obésité appartenant paradoxalement le plus souvent aux classes sociales défavorisées.
(9) Le décret n° 2011-1227 du 30 septembre 2011 a notamment rendu illégal le végétarisme dans toutes les écoles françaises, qu'elles soient publiques ou privées. Tous les menus servis dans les cantines scolaires doivent maintenant contenir des produits animaux en général, en particulier de la viande et du poisson de façon fréquente. Autre exemple récent : deux affiches de Sodexo relatant les dégâts environnementaux intrinsèques à la production de viande ont dû être retirées sous pression des agriculteurs (cf. le blog d’Aléa).
(10) Divers articles ont relaté à l’époque que plus de 300 tonnes de soja bio contaminé à la mélamine avaient été importées en novembre 2008.