Une semaine à Woodstock

  • Article du Lundi 11 novembre 2013

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J’ai entendu parler la première fois du Woodstock Farm Animal Sanctuary à Chicago, dans un petit restaurant végétarien, le Chicago Diner. Une affiche dans le restaurant mentionnait « We proudly support Woodstock Farm Animal Sanctuary » avec la photo des deux canards qu’ils parrainaient, Mickey et Jo.

Trois ans plus tard, je revois encore cette affichette. Ce qu’elle provoque en moi. À ce moment là, je suis végétarienne depuis plus de 20 ans. J’aspire au végétalisme sans y parvenir. Droguée au fromage, aux œufs. Je fais des tentatives, j’échoue, je recommence. C’est comme avec la cigarette, mais il n’y a pas de patchs de Saint-Nectaire fermier. Je suis végétarienne parce que j’aime les animaux, je ne me sens aucun droit sur eux. Je sais qu’ils sont comme nos frères, nos sœurs, nos parents. Comme nous, des êtres doués d’intelligence, de compassion, de tendresse. Des êtres sociaux qui ont des liens de famille et d’amitiés. Ils sont avec nous. Pas pour nous.

Je suis allée passer quelques jours à Woodstock l’été dernier. Citadine survoltée et à bout de souffle, j’ai besoin de la présence des animaux, je veux apprendre ce qu’est une ferme sanctuaire. Je me propose comme bénévole pour une petite semaine. J’ai été accueillie avec chaleur par les gens et les animaux. J’ai beaucoup reçu. Immensément.

Le sanctuaire est à quelques minutes de Woodstock, à deux heures au nord de New York, dans les montagnes Catskill. La route est belle, la végétation exubérante, trouée de jolies maisons en bois.
Le sanctuaire a été créé par Jenny Brown et son mari, Doug Abel. Jenny travaillait dans le cinéma. Végane depuis longtemps, impliquée dans quelques associations pour lesquelles elle avait réalisé des reportages en caméra cachée, elle abandonne sa carrière pour se consacrer aux animaux et militer pour leur défense. Elle passe une année dans une ferme sanctuaire pour se former aux soins et se préparer à créer son propre sanctuaire.
En 2004, son mari et elle achètent la ferme de Woodstock. Ils s’y marient, les amis leur offrent les premières clôtures et poulaillers ! La ferme s’est agrandie d’une maison d’hôte. Elle est ouverte à tous, il faut juste y respecter la politique vegan. Le petit déjeuner suffit à convaincre les plus septiques.

Environ quatre cents animaux vivent ici. Des chèvres, des moutons, des cochons, des poules et des coqs, des canards, des dindons, des lapins, des vaches, une mule. Il y a aussi des chiens et des chats. Tous sont amicaux et curieux.

La ferme est organisée en différents espaces pour répondre aux besoins et au confort de ses habitants. La première impression qui me saisie est la sérénité qui émane de toute chose. C’est un havre de paix. Jamais cette image n’a été plus juste dans mon esprit. Chacun ici est en sécurité. Je me sens sereine comme jamais je ne l’ai été. Confortablement installée dans une chaise à bascule, je regarde la nuit tomber sur la ferme tandis qu’autour de moi s’illuminent des lucioles.

Le lendemain matin, après un petit déjeuner vegan et gastronomique, je me présente à la ferme. Je ne sais rien faire de particulier, je suis juste forte de ma bonne volonté et je n’ai pas peur de me salir.

En compagnie de deux autres bénévoles, le premier travail de la journée consiste à nettoyer la litière des moutons. Sheila, la soigneuse qui nous supervise, nous les présente. Chacun a son nom et Sheila, comme toutes les autres personnes de la ferme, connaît l’histoire de chacun. Elle insiste sur les plus fragiles en nous recommandant de leur porter attention. Il fait une chaleur accablante. Les animaux très âgés ou de santé faible sont particulièrement surveillés. Les moutons ne nous connaissent pas, nos gestes sont maladroits, et pourtant la plupart viennent nous saluer et nous rendent nos caresses par de petits coups de tête. Je remarquerai vite que c’est le cas de tous les autres résidents de la ferme. Et il n’y a pas de crainte en eux. Moi qui croyais que tous les moutons étaient super peureux…

Alors que nous finissons, un nouveau mouton arrive. Dès son arrivée, Jenny s’installe dans la paille avec lui, dans un petit box collé contre celui des autres moutons. Il est apeuré, tremblant. Elle lui enlève l’étiquette qu’il a dans l’oreille et ramasse une crotte pour la faire examiner, vérifier son état de santé. Les gestes sont précis, rapides, professionnels et toujours très doux. Il ne sera plus jamais un numéro. C’en est terminé de l’esclavage mais il ne le sait pas encore. Son inquiétude fait mal au cœur mais il va vite comprendre. Les autres moutons se pressent de l’autre côté du box pour venir voir le nouveau. Sans doute joignent-ils leurs efforts à ceux de Jenny pour lui dire que maintenant, tout va bien. Il est sauvé. Il est rejoint quelques heures plus tard par un autre mouton et dès le feu vert du vétérinaire, Abbe et Izze rejoignent leur nouvelle famille.

La prochaine tâche est le nettoyage de la maison des poules. L’enclos, comme tous les autres, est vaste, séparé en deux par la maisonnette. D’un côté de grosses poules blanches, de l’autre des petites poules rousses. Je fais le nettoyage avec ces dames dans les jambes. Elles ne sont absolument pas craintives et tournicotent autour de moi. Ce n’est pas pratique mais très ludique ! En récurant la maison, j’ouvre une porte intérieure, les blanches dodues vont rendre visite aux voisines rousses. Tout paraît normal, simple visite de bon voisinage. Je vais chercher Sheila pour vérifier le travail. Il faut remettre vite fait les poules blanches chez elles ! En fait, même si elles sont bonnes voisines, les blanches n’ont pas le droit d’aller chez les rousses. Elles étaient destinées à être mangées. Elles sont donc génétiquement programmées, modifiées, pour être énormes. Elles peuvent manger tout ce qu’elles trouvent dans la terre mais les graines sont contrôlées. Les voisines rousses étaient destinées à pondre. Elles n’ont pas ce problème de poids. Donc, bonnes voisines, certes, mais très intéressées aussi les poulettes blanches… Je ruse assez facilement pour remettre de l’ordre. En fin de journée, j’ai une des plus réjouissantes vision de mon séjour : dans l’infirmerie, deux soigneurs sont devant la table d’examen, chacun tient une poule blanche dans les bras pour un bain de pattes… C’est assez drôle à voir mais la raison est que ces pauvres petites ont de graves problèmes de pattes à cause de leur poids. Il faut les surveiller et les soulager. Surtout avec la canicule qui sévit. Le lendemain après-midi, elles sont toutes rapatriées dans la maison d’accueil des visiteurs où elles pourront profiter de la climatisation… Les visiteurs se tasseront un peu.

Dans l’infirmerie, outre les poules qui prennent leur bain de pattes, je fais la connaissance d’une beauté rousse, Marybeth. Séparée de sa mère à la naissance pour devenir à son tour une vache laitière. Marybeth a 6 semaines.

Elle a été sortie de l’usine de lait parce qu’elle a une infection sanguine. Elle n’est donc pas « bonne pour le service ». Une dame a réussi à la récupérer avant qu’elle ne parte pour l’abattoir et elle est transportée à Woodstock. Sa patte arrière est fragile à cause de son infection, elle doit voir le vétérinaire dans quelques jours. Aucune prothèse n’est possible pour une vache et elle ne peut vivre sur trois pattes, son corps adulte serait trop lourd. Si sa patte ne peut être sauvée, c’est Marybeth qui est condamnée.
Marybeth adore les câlins. Elle veut téter aussi. On me donne la permission de rentrer dans son box pour la câliner. Comme tous les bébés, elle a besoin de compagnie et de tendresse. Elle me lèche inlassablement les bras avec concentration. Sa langue est rugueuse, plus efficace qu’un gommage ! Je lui donne un seau de lait dans lequel elle donne de grands coups de tête, comme elle le ferait si elle pouvait téter sa mère… C’est bouleversant et sportif de lui tenir le seau de lait. Je me sens très privilégiée.
Chaque jour, elle a droit à quelques minutes de liberté. C’est une explosion de joie. Marybeth libérée de son box file directement vers les autres animaux, sautillant en gestes désordonnées de ses membres gourds, elle lance des éclats de bonheur autour d’elle, provoque l’hilarité et nous brise le cœur. Tant de joie, tant d’envie de vivre. Pourra-t-on seulement la sauver ? Dans un sanctuaire qui accueille 400 résidents, souvent dans un mauvais état de santé, les décès sont fréquents. Les soigneurs me disent qu’ils ne s’y habituent jamais. A chaque fois, leur cœur se fracasse.

À ce jour, Marybeth tient bien le coup, l’infection est stoppée et il semble que ses os se reconstituent. Tous les espoirs sont permis et elle est très forte !

Comme je semble dans mon élément dans la paille, on me confie des poches froides à appliquer sur les rhumatismes d’une chèvre. Elle bouge et ne me rend pas les choses faciles. Je me contorsionne en me gelant les doigts pour que la poche reste en place. Au bout d’un petit moment, elle se retourne vers moi et frotte sa tête contre la mienne. C’est intense, fraternel. Quitter ce paradis sera difficile.

Durant le week-end, la ferme est ouverte au public. Suffisamment proche de New York pour qu’on fasse l’aller retour dans la journée, elle profite aussi du passage important qu’attire la mystique ville de Woodstock. Tout le monde s’active pour bien accueillir les visiteurs. C’est une mission primordiale de l’activité du sanctuaire. Il s’agit de montrer à tous les animaux que nous exploitons par milliards dans une ignorance bien pratique de qui ils sont et de ce qu’ils subissent. Toute l’équipe se relaie pour faire visiter et expliquer, informer, sensibiliser. Devant la maison d’accueil, on peut voir un documentaire qui passe en boucle, tout en grattant la tête d’Emmet le bouc, goûter du fromage vegan, prendre des tracts pour approfondir ses connaissances. C’est Jenny qui ouvre le bal. A chaque étape, elle raconte d’où viennent les animaux. Ce que signifie concrètement leur vie en exploitation. Elle n’en rajoute pas. La description de la réalité suffit largement. Devant chaque enclos, des photos ou des modules industriels illustrent son propos. La réalité, c’est ça. Cette cage minuscule sert à entraver une truie comme celle dont vous êtes entrain de gratter le ventre et qui grogne de plaisir.

Et quand vous mangez du jambon, et bien c’est cette partie là de son corps que vous mangez. Chaque animal retrouve son individualité, Jenny n’est pas avare d’anecdotes sur leurs histoires. Il y a quelques stars ici. Comme Kayli, la vache qui s’est échappée du « marché aux bestiaux » dans lequel elle aurait dû être tuée. Elle attendait dans ce couloir de la mort avec d’autres animaux et elle a su saisir une opportunité de s’enfuir. Elle a été rattrapée par la police et ramenée au marché. Mais déjà le bruit a couru et des sympathisants sont venus demander sa grâce. Accordée par le gouverneur de l’état !

Pendant 5 jours, j’ai eu la chance de vivre au contact d’êtres précieux. Les animaux et ceux qui prennent soin d’eux, Sheila, Sue, Fela, Scott, Hervé, Jenny, Doug qui travaillent là, Gabriella et Erin qui étaient en stage, et plusieurs bénévoles comme moi. Le travail est très prenant, physique mais l’ambiance est joyeuse, chaleureuse. L’attention portée aux animaux s’étend à tous. J’ai rencontré des gens engagés, unis. Avoir partagé leur quotidien est un privilège qui m’a apporté beaucoup.

Je suis maintenant végane. Et je n’en éprouve plus aucune difficulté.

Vous pouvez découvrir plus sur cette ferme unique en visitant leur site

Pour ceux qui lisent l’anglais, vous pouvez vous procurer le livre formidable et édifiant de Jenny Brown, « The Lucky Ones, my passionate fight for farm animals » !

Anne Lorraine Vigouroux