On n’est pas près de se coucher !

  • Article du Dimanche 14 octobre 2012

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Le foie gras, tout le monde connaît. Rares sont les personnes en France qui n’en ont pas au moins goûté une fois. Encore plus rares sont, peut-être, celles qui savent comment est réellement produit le foie gras. Sans doute savons-nous vite fait qu’il s’agit du foie d’un canard ou d’une oie à qui on a forcé la main pour manger, et on imagine complaisamment des oiseaux accourant vers la brave fermière, limite impatients d’être gavés.

Ces imprécisions et ces stéréotypes ne doivent rien au hasard et sont savamment entretenus par la filière foie gras, qui n’a pas grand intérêt à ce que le tout venant sache ce qu’est exactement le foie gras. Aussi, si ce produit surabonde lors des fêtes de fin d’année, aucun emballage, aucune publicité, ne donneront la moindre information quant à la façon dont il est obtenu. Le Comité Interprofessionnel des Palmipèdes à Foie Gras (CIFOG) évite méticuleusement toute référence au gavage et à l'animal, et entoure le foie gras d'une aura de luxe et de magie. Une autre stratégie qui a fait ses preuves consiste à tourner en dérision les animaux et leurs souffrances ainsi que ceux et celles qui prennent leur parti. Facile, mais efficace. L’émission de Ruquier du 6 octobre dernier, On n’est pas couché, nous en a offert une magnifique illustration.

On n'est pas couché

L’émission commence par l’habituel Flop Ten, qui – comme son nom l’indique – répertorie les dix meilleurs « flops » de la semaine, à savoir les échecs ou les mauvaises idées. Hé bien, pour Ruquier, défendre les animaux est une très mauvaise idée, puisqu’il place en cinquième position Roger Moore pour son soutien à une campagne anti foie gras. L’ex James Bond a en effet prêté sa voie à une association qui dénonce la maltraitance des canards (1), ce qui lui vaut ce commentaire acerbe de Ruquier : « Quand Roger Moore était James Bond, il se battait pour sauver la planète, maintenant il se bat pour sauver des canards, c’est moche de vieillir hein ! » Puis c’est la diffusion d’une parodie de trente secondes finement intitulée Coin-coin ne meurt jamais, en référence au film Demain ne meurt jamais.

À peine le public qui est là pour ça a-t-il finir d’applaudir, que Ruquier prend les devants et interpelle son collaborateur, Aymeric Caron : « Aymeric, allez-y allez-y ! Dites-nous qu’il ne faut pas [manger du foie gras], les téléspectateurs ne le savent pas encore, mais maintenant qu’on le sait, puisqu’on est allé au restaurant ensemble : il est vé-gé-ta-rien ! » Sans se démonter, Caron défend Roger Moore et explique que « contrairement à ce que disent les partisans du lobby du foie gras, ça fait souffrir les oies, ça fait souffrir les canards », soulignant que « c’est la raison pour laquelle la Californie a fait entrer en vigueur en juillet dernier une loi qui avait été votée en 2004 qui interdit la vente et la production de foie gras ». Mais Ruquier, hilare, lui coupe la parole en désignant sa collaboratrice : « Regardez la tête de Natacha ! Vous la gavez déjà ! »

On n'est pas couché

Dans cette émission, il est de bon ton que Natacha Polony et Aymeric Caron s’opposent, ce qui a probablement comme objectif de nourrir les débats et de lancer des polémiques. Mais vu l’énergie avec laquelle Polony et Ruquier défendent le lobby du foie gras, on en serait presque à se demander s’ils n’y auraient pas quelque intérêt, à moins qu’ils ne pensent qu’à leurs petits plaisirs gustatifs – ce qui est finalement le plus vraisemblable.

Toujours est-il que Polony utilise sans complexe l’argument fer de lance de la filière, à savoir que « le foie gras est un phénomène naturel ». Argument affreusement grossier s’il en faut, puisque les oiseaux migrateurs engraissent peu avant leur voyage et que le stockage des graisses s'effectue surtout dans les tissus périphériques, jamais dans le foie à des niveaux équivalents atteints par l'alimentation forcée. Des oiseaux gavés tels que le sont canards et oies pour le foie gras seraient de plus totalement incapables ne fut-ce que de décoller, déjà qu’ils ont du mal à simplement respirer, leurs poumons étant comprimés par leur foie énorme et sclérosé. Et quant aux oies et aux canards d'élevage, ils ont tout simplement perdu leur instinct migratoire ! Mais qui a la volonté ou le temps d’expliquer cela dans On n’est pas couché ? Ruquier contrôle rythme et « débats », l’objectif est le rire et la provocation, pas la réflexion, surtout quant il s’agit d’animaux. Dès les premières minutes de l’émission, le ton avait déjà été donné avec l’actualité portant sur les OGM et les tests du professeur Séralini sur des rats, puisque le n°9 du Flop Ten était remporté par des « militants de la cause animale » qui lui auraient « suggéré de ‘bouffer lui-même son maïs OGM’ plutôt que de faire des tests sur des rats ». Ruquier rit de ceux qui défendent les oiseaux et s’offusque qu’on puisse seulement envisager défendre des rats de laboratoire. Partisan de la désinformation, Ruquier s’exclame « Peut-être que ces défenseurs des animaux voudraient en fait que tous les scientifiques fassent comme monsieur Jacques Servier, lui il a jamais fait de mal à un rat, voilà un homme bien, lui le médiator il l’a directement testé sur les patients vous voyez ! » (applaudissements nourris de la salle), alors que le médiator a été largement testé sur des animaux et s’est avéré cardioprotecteur chez les souris, démontrant encore une fois que le modèle animal n’est pas forcément à même de fournir des données fiables pour la santé humaine. (2)

Mais je m’égare, revenons au foie gras. C’est au tour de la Californie d’être maintenant tournée en dérision avec Romain Sardou, invité, qui trouve que « C’est des fous en Californie ! (3) Ça m’étonne pas qu’ils virent le foie gras. » La Californie est pourtant loin d’être seule dans sa « folie », et longue est la liste des États où le gavage est interdit : Allemagne, Autriche, Danemark, Finlande, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Pologne, République Tchèque, Royaume-Uni, Suède, Norvège, Suisse, Israël, Argentine, et d’autres s’apprêtent à les rejoindre (4). Dans son combat pour le foie gras, la France est de plus en plus seule et, n’en déplaise à Polony, ce n’est pas par « rétorsion commerciale » qu’il est aujourd’hui de plus en plus internationalement proscrit, mais bien parce qu’il est reconnu comme étant un mauvais traitement dont la technique, industrielle ou non, ne respecte pas les besoins physiologiques et éthologiques des oiseaux. Par contre, c’est bien uniquement par intérêt économique que la France lutte pour sauvegarder cet élevage archaïque, et François Hollande n’a pas trahi les attentes de la filière dont il a docilement récité l’argumentaire le 28 juillet 2012 à Monlezun dans le Gers (5). Ô combien plus courageux et sensé eut été de dire la vérité et de mettre en place, à l’exemple d’Israël, une commission pour l’indemnisation et la reconversion des producteurs.

Ruquier se tourne ensuite vers autre invité : «&nbsp,Patrick Haudecoeur, est-ce que vous portez bien votre nom quand vous voyez ce genre de gavage ? » De quoi Ruquier parle-t-il en disant « quand vous voyez ce genre de gavage » ? Mystère. Les seules images diffusées de toute l’émission sur le sujet l’ont été dans la parodie, où l’on a vu pendant deux secondes chrono – je vous le donne dans le mille – trois fermières en fichu en train de gaver avec une sorte de moulinet antique des oies se trouvant dans de grandes cages en bois. Images pittoresques. L’équipe de Ruquier visiblement trouvé que des images d’archives datant des débuts du cinéma, alors que le site Stop Gavage diffuse plusieurs vidéos récentes sur le gavage. Pas un mot non plus sur le fait que près de 80% des canards exploités pour le foie gras soient enfermés dans une cage individuelle en plastique ou métallique moins grande que la surface d'une feuille A3 (6). Dans ces cages étriquées, les canards aux plumes salies ne peuvent ni se retourner ni étendre leurs ailes. Seule leur tête dépasse de la cage pour permettre le gavage. Ils n’ont aucun moyen de fuir le gaveur qui passe deux ou trois fois par jour avec une pompe hydraulique pour leur enfoncer dans la gorge 20 cm de tuyau et leur injecter en 2 ou 3 secondes jusqu'à l’estomac une bouillie de maïs dont la quantité équivalente serait, pour un humain, dix kilos de nourriture à chaque fois ! En réaction, le foie de l’animal développe rapidement une maladie appelée stéatose hépatique, caractérisée par l’hypertrophie, ce que recherchent les amateurs de foie malade gras.

Haudecoeur répond aimer le foie gras mais « avoir un petit peu arrêté », de ses raisons nous ne saurons rien puisque Ruquier lui coupe aussitôt la parole : « Tous les jours, c’était trop hein ? », blague facile qui suscite des rires et met définitivement un terme à la discussion sur le foie gras, qui ne sera pas relancée avec l’arrivée sur le plateau, plus tard, de Stéphane Le Foll, ministre de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt.

Il restait pourtant tant de choses à dire (7). Que chaque année, plus de 34 millions d’oiseaux mâles sont gavés sur notre territoire pour produire du foie gras, tandis que des millions de canetons femelles sont gazés ou broyés vifs, car leur foie trop nervé serait invendable. Qu'un million d'oiseaux meurent en gavage chaque année, et que le gavage ne doit pas dépasser deux semaines sous peine de faire mourir tous les oiseaux. Qu’à l’abattage, ils sont électrocutés pour être étourdis puis saignés, mais qu’il arrive fréquemment que les oiseaux se réveillent avant ou en cours de saignée. D’ailleurs, pendant la parodie où prédominaient largement les images d’oiseaux s’ébattant en totale liberté, nous avons vu deux secondes (toujours chrono) d’une chaîne d’abattage où visiblement un oiseau était conscient, ce que personne sur le plateau n’a relevé. Et pourtant, Natacha Polony n’anime-t-elle pas un blog sur l’éducation qui se voue à « La transmission, l’éducation et l’instruction, dans toutes leurs nuances, sont les conditions de la survie de toute civilisation ; ce qui nous prémunit contre la barbarie » ? Torturer des oiseaux enfermés dans des cages minuscules, écrabouiller des canetons vivants, égorger des animaux conscients, tous ces actes ne relèvent-ils pas de la barbarie ? À moins d’être le jeu de la mauvaise foi ou d’intérêts financiers, impossible de le nier. Et ne devons-nous pas, alors, dire la vérité, ou au moins ne pas la nier ? Surtout lorsqu’on se targue d’avoir un rôle de « transmission, d’éducation et d’instruction » ? Prétendre combattre la barbarie tout en défendant le foie gras, reconnaissons qu’un tel grand écart force l’admiration.

Le foie gras n’est qu’une gourmandise qui légitime une vie sordide et douloureuse pour des millions d’animaux. De plus en plus d’États à travers le monde prennent des mesure contre cette barbarie, et nombreux sont les Français qui choisissent de fêter les fins d’années sans cette cruauté. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien qu’augmentent chaque année les ventes de Faux Gras, une alternative 100% végétale et respectueuse des animaux que promeut Roger Moore. Nous saluons ici son engagement car, contrairement à ce qu’affirme Ruquier, il est bien plus admirable de sauver des canards pour de vrai que le monde dans des fictions.

Clem pour L214


1. Il s’agit de PETA, que Ruquier n’a pas citée.

2. Source : One Voice.

3. Romain Sardou qualifie les Californiens de « fous » après avoir expliqué leurs lois contre la cigarette, plus poussées qu’en France.

4. Source : Stop Gavage

5. Source : L214

6. Les canards gavés sont des canards dits « de barbarie », qui sont nettement plus gros que les canards colverts que nous croisons à l’état sauvage. Les 13% de canards restants sont généralement maintenus dans des enclos de 3 m2 pour une quinzaine d'animaux. Les oies sont enfermées dans des cages collectives de 1 m x 1 m pour 3 oiseaux ou bien en enclos de 3 m x 1 m pour 9 animaux. Quant au gavage, il prend 45 à 60 secondes avec des méthodes artisanales, comme celle montrée dans l’émission. Source : Stop Gavage

7. Pour connaître la vérité sur le foie gras, se reporter au site Stop Gavage