D’insignifiants accidents
- Article du Mardi 18 septembre 2012
Mercredi 5 septembre 2012. Un poids lourd emmenant 175 cochons à l’abattoir se renverse dans les Côtes-d’Armor. Quatre-vingt-dix cochons meurent dans l’accident. Le chauffeur, indemne et non alcoolisé, « a expliqué avoir entendu un bruit à l'arrière de sa remorque, alors qu'il amorçait le virage en côte. Les porcs engraissés, de 120kg chacun, se seraient alors déportés dans la remorque, rendant impossible la maîtrise du convoi ».
Photo du 17 avril 2012 vue sur lanouvellerepublique.fr
S’ils sont transportés sans séparation, les animaux peuvent être projetés d’un côté du véhicule, leur poids faisant alors basculer la remorque – 175 cochons de 120 kg pèsent quand même 21 tonnes. Ce phénomène, appelé ballant, est particulièrement susceptible de se produire lors des virages ou des freinages brusques1.
Le transport de cochons vivants nécessite des précautions ; l’Institut Technique du Porc (ITP) souligne ainsi la nécessité d’un « savoir-faire des chauffeurs pour la manipulation des porcs lors du chargement et du déchargement et la conduite sans à-coups est également déterminante pour le bien-être des porcs ». L’ITP indique que « le porc est un animal très réactif à toute perturbation : l’hyperthermie et une forte accélération du rythme cardiaque sont les manifestions les plus visibles d’un stress ». Or, poursuit l’ITP, ce stress – quelle qu’en soit la cause – est négatif pour la qualité de la viande. L’ensemble de la filière porcine a donc intérêt à « optimiser les conditions de transport pour réduire les coûts dus à la mortalité ». Des efforts sont donc effectués afin de « conserver les animaux calmes », via par exemple l’emploi de sols anti-dérapant, de brumisateurs ou le réglage de volets d’aération. Prendre des virages à une vitesse trop élevée est aussi déconseillé, sous peine (rappelle la filière porcine) que le convoi ne verse, ce qui rend le pH de la viande non-conforme et les carcasses peu présentables.
Le récent accident des Côtes-d’Armor est pourtant loin d’être un fait isolé. Une rapide recherche sur Internet donne un aperçu de l’ampleur des dégâts2, et elle ne dévoile sans doute que la partie émergée de l’iceberg. Combien d’accidents impliquant des camions renversés remplis de cochons ne sont pas relayés par les médias, et a fortiori par Internet ? Qui s’intéresse à la mort de quelques dizaines ou centaines de cochons ? Ne sont-ils pas de toutes façons tous condamnés ? Beaucoup de ces accidents ne retiennent l’attention que parce qu’ils perturbent la circulation, sont spectaculaires, ou permettent peut-être de combler une rubrique faits divers jusqu’alors restée vide.
Lorsqu’une remorque pleine de cochons bascule, beaucoup d’animaux meurent asphyxiés sous le poids des autres ou « sous le choc », c’est-à-dire d’un arrêt cardiaque ou d’un traumatisme. Si la remorque termine sa course dans l’eau, comme ce fut le cas en avril dernier en Bretagne, certains sont noyés. Ou brûlés vifs, si le véhicule prend feu, comme en Belgique il y a deux mois. Dans tous les cas, des secours et des vétérinaires sont dépêchés sur place, ainsi qu’une bétaillère pour emmener les survivants à l’abattoir – pas question de perdre de si précieux jambons. Des survivants qui n’ont d’ailleurs que quelques heures de plus devant eux, puisque c’est toujours l’abattoir qui les attend.
L’arrivée des vétérinaires prend souvent plusieurs heures, pendant lesquelles des animaux agonisent. Une fois sur place, les vétérinaires sélectionnent parmi les survivants ceux qui sont encore mangeables des autres, trop gravement blessés et euthanasiés sur place. Certains hésitent, car comme l’explique un vétérinaire dépêché sur un accident en Vendée en mai dernier (80 cochons tués) : « Les cochons sont vite stressés alors, on attend un peu pour voir s'ils se remettent sur pied ». Conclusion : au lieu d’être euthanasiés, de nombreux cochons agonisent pendant plus de deux heures sur le bas-côté de la route. S’ils sont encore vivants et indemnes, le stress et les chocs peuvent rendre la viande inconsommable ; un temps de repos est donc imposé avant l’abattage, non pas pour le bien être des animaux, mais pour sauver ce qui peut être mangeable. De toutes façons, tous les cochons survivants sont abattus car, comme l’explique un inspecteur des services vétérinaires : « c'est une fois abattues que les bêtes présentant des lésions sont consignées, pour des examens particuliers. On décide alors de l'exclusion, ou pas, du circuit commercial ».
Si des animaux s’échappent, ils sont activement recherchés. Mais pour la première fois de leur vie, ces cochons marchent sur de la terre et de l’herbe au lieu des caillebotis et du béton, fouillent le sol de leur groin, et respirent un air non saturé des terribles odeurs ammoniaquées de lisier. Les cochons ont l’odorat au moins aussi fin que les chiens, ce sont des animaux intelligents, curieux et sensibles, mais dans les élevages, plus de 95% d’entre eux ne connaissent jamais autre chose que la promiscuité dans un environnement fermé, triste et puant3. Ce n’est pas sans raison que ces conditions d’enfermement les rendent agressifs. La réponse apportée est le meulage ou l’épointage des dents (à vif), les queues coupées (toujours à vif), et un apport massif de médicaments. Histoire de leur faire tenir le coup et de les empêcher de s’entretuer. Il aura donc fallu un dramatique accident pour que ces cochons échappés d’une remorque renversée connaissent autre chose que l’ennui profond et la violence de l’élevage, découvrent un autre univers ne fut-ce que l’espace d’un instant, une première et une dernière fois, avant de subir un autre enfer : l’abattoir4. Faut-il s’étonner que certains de ceux échappés d’un semi-remorque renversé en avril vers Montréal « ont été très peu coopératifs et ont donné du fil à retordre aux pompiers en tentant de s’échapper » ? Non seulement il faut sortir les carcasses d’une remorque renversée, trier les survivants et en euthanasier certains, mais il faut encore rattraper ceux qui s’échappent et en plus ils ne se laissent pas faire. Et cette lutte salvatrice, qui pourrait être comprise comme un signe d’intelligence chez d’autres animaux, n’est perçue avec les cochons que comme une contrainte supplémentaire. Car si nous reconnaissions l’intelligence et la sensibilité des porcs, comment pourrions-nous continuer à les traiter uniquement comme de simples objets à valeur marchande ?
C’est la question que pose Christiane5, une étudiante vétérinaire, lorsqu’elle demande : « Je connais de nombreux amis des animaux qui s’enthousiasment pour les yeux animés de sentiments si profonds des chats, pour le regard indéfectiblement fidèle des chiens. Mais qui parle de l’intelligence et de la curiosité perceptibles dans les yeux d’un cochon ? »
1 - Dans pratiquement tous les cas, les conducteurs sortent – heureusement – indemnes de l’accident, la cabine ne se renversant pas.
2 - Cette rapide recherche donne :
En juillet 2012, un camion chargé de cochons se renverse et prend feu sur une sortie d’autoroute en Belgique. Les animaux survivants sont chargés dans un autre camion et expédiés à l’abattoir.
En mai 2012, 80 porcs meurent en Vendée. Afin de minimiser les pertes économiques (un cochon rapporte environ 150 €), les vétérinaires effectuent une sélection, essayant d’estimer quels animaux blessés ou en état de choc peuvent être conduits à l’abattoir puis consommés. Comme l’explique un vétérinaire : « Les cochons sont vite stressés alors, on attend un peu pour voir s'ils se remettent sur pied ». Au lieu d’être euthanasiés sur place, de nombreux cochons agonisent pendant plus de deux heures sur le bas-côté de la route (vidéo). Selon le chauffeur, ce serait le déséquilibre lié à un déplacement des animaux qui serait en cause.
Fin avril 2012, à 5h30 du matin un homme conduisant un camion avec 101 cochons perd le contrôle de son véhicule, qui finit sa course à moitié immergé dans une rivière en crue. Lorsque le camion est levé, à midi passé, on compte 29 cadavres de cochons, mort étouffés ou noyés. Des animaux blessés sont euthanasiés sur place, les autres sont conduits comme prévu à l’abattoir de Landivisiau (Bretagne).
En avril 2012, vers Montréal, une semi-remorque avec environ 200 cochons se renverse. L’article détaille peu cet accident, mais relève que « certains cochons ont été très peu coopératifs et ont donné du fil à retordre aux pompiers en tentant de s’échapper ».
En mars 2012, un camion « rempli de porcs » se couche sur le flanc, à Québec. Aucune information n’est donnée sur l’état des 170 animaux, mais un diaporama montre quelques animaux couchés, vraisemblablement blessés ou morts.
En août 2011, un poids lourd avec 180 cochons se renverse vers Laval, tuant une cinquantaine d’animaux.
En juin 2011, dans les Pyrénées, un camion se renverse « lentement » avec à son bord 64 cochons. Indemne, le conducteur libère dans les champs avoisinants les animaux, qui sont tous vivants. En une heure, ils sont récupérés et envoyés à l’abattoir.
En mai 2011, à Québec, un camion transportant 203 cochons se renverse sur une sortie d’autoroute. Les animaux se trouvent chargés sur trois paliers, dont les plateaux amovibles se détachent lors de l’accident. Un homme chargé d’évacuer les cochons explique que « tout est pêle-mêle là-dedans, les porcs, les planchers, tout est tassé dans le fond ». Des animaux meurent sur le coup, d’autres sont euthanasiés, quant aux rescapés, c’est l’abattoir qui les attend.
En mars 2010, à 4 heures du matin, le chauffeur d’un poids lourd chargé de 107 cochons s’endort sur l’A10. Le camion se couche sur le côté, glisse sur près de deux cents mètres avant de s’immobiliser sur la rambarde du périphérique. Une trentaine d’animaux périssent. Une bétaillère et les vétérinaires arrivent à 7 heures. Pendant des heures, les animaux restent dans le camion renversé, morts, vivants et agonisants ensemble, les animaux ne pouvant être évacués sur l’autoroute, car « il fallait éviter que les porcs s'égaillent sur l'autoroute. Des bêtes de 150 kilos, énervées, ça peut faire du dégât ». Le journal local titre : « 70 kilomètres de bouchons : c’est la faute aux cochons ! » La circulation des camions était interdite sur cette portion de route…
En avril 2009, suite à un accident du camion les transportant, près de 170 cochons se dispersent dans la campagne anglaise. Trente animaux sont euthanasiés. Des dizaines d’animaux échappés sont rattrapés et conduits à l’abattoir.
En mars 2006, un camion néerlandais transportant 960 cochons se renverse sur l’A7, dans la Drôme. 450 animaux périssent sur le coup, d’autres sont euthanasiés, les survivants sont parqués, ceux qui se sont échappés sont activement recherchés.
3 - Les cochons sont des animaux très propres, qui distinguent (lorsqu’on leur en laisse la possibilité) différentes aires de vies (lieu pour dormir, lieu d’aisance, lieu de baignade, etc). En été, les cochons souffrent beaucoup de la chaleur. Leur métabolisme ne leur permet pas de transpirer, et ils se rafraîchissent en prenant des bains de boue, qui protègent également leur peau nue des piqûres d’insectes.
4 - Christiane, une étudiante vétérinaire, rapporte de façon saisissante l’abattage des cochons dans son témoignage « Pour un petit morceau de viande ».
5 - Cf. note précédente.