Une utopie qui approche à grands pas
- Article du Samedi 7 mai 2016
Jean-Baptiste Del Amo, écrivain, adhérent L214.
Après les scandales suscités par les enquêtes révélées par l’association L214 sur les abattoirs d’Alès et du Vigan, les images de l’abattoir de Mauléon-Licharre, diffusées le 29 mars dernier, ont soulevé l’émoi et l’indignation de l’opinion publique. Aussitôt, dans les médias, les chantres de la « viande heureuse » et des « bons abattoirs » sont montés au créneau.
Prétendant défendre un élevage raisonné, Jocelyne Porcher, directrice de recherche à l’Institut national de recherches en agronomie (INRA), n'en est pas moins une fervente avocate de la viande. Signant une tribune dans le quotidien Libération daté du 30 mars 2016, elle affirme tout de go : « une mort digne pour les animaux d’élevage, c’est possible ». Sous couvert de dénoncer depuis longtemps les violences faites aux animaux dans les abattoirs, elle justifie néanmoins la nécessité de leur mise à mort par la seule raison du déterminisme : la chaîne alimentaire ferait de l’Homme le prédateur et de l’animal la proie.
Ce qu’il faut, prescrit-elle, c’est donner aux animaux une « bonne mort », ambition qu’elle reconnaît aussitôt impossible dans un cadre institutionnel : « Or, la bonne mort dans les abattoirs, petits ou grands, est impossible, compte tenu notamment des objectifs de rentabilité…) » Argument que L214 ne contestera certes pas, précisant cependant qu’au-delà d’un problème structurel se pose avant tout celui de la mise à mort d’un être sensible.
photo : Michel Vanden Eeckhoudt
L’abattage à la ferme, affirme Jocelyne Porcher, serait alors la solution à tous ces maux. Que ne laissons-nous pas les tueurs aller de ferme en ferme, abattre les animaux comme autrefois, au bon pays de Cocagne, quand les paysans élevaient quelques poules, quelques cochons, une vache, et les aimaient tendrement ? C’est oublier que ces petites exploitations ont pour beaucoup cédé la place à des élevages industriels aux infâmes conditions de détention, accueillant souvent plusieurs centaines de « têtes de bétail » ; et qui peut sérieusement croire que des saigneurs itinérants achèveraient les bêtes à tour de bras dans des conditions préférables à celles d’un petit abattoir de proximité, tel que celui de Mauléon-Licharre ?
Jocelyne Porcher cite Jankélévitch — dont elle fait une lecture toute personnelle1 — : "(...) si la mort est un non-sens, c’est ce non-sens qui donne son sens à la vie, qui lui confère son caractère merveilleux et précieux. Car ce qui ne meurt pas, ne vit pas." Ô combien l’Homme serait bon de hâter la mort des bêtes, et de donner par là, de façon expéditive, un sens à leur existence qui en serait, sans cela, si tristement et si fondamentalement dépourvue ! Mais la mort naturelle n’est-elle pas le gage suffisant du caractère merveilleux, précieux et fragile de l’existence de tous les animaux, qu’ils soient humains ou non humains ? Quel besoin, alors, d’y faire surgir la violence et la barbarie, sinon pour en saccager justement la beauté, quand aucune nécessité ne justifie plus aujourd’hui un tel atavisme ?
Enfermée dans la nostalgie d’une agriculture révolue et idéalisée, Jocelyne Porcher annonce la création d’un collectif au nom candide : « Quand l’abattoir vient à la ferme ». Sur la page Facebook qu’elle consacre à ce projet, des photos d’animaux heureux, batifolant dans de vertes prairies, de mignons porcelets, de tendres brebis, qui tous, s’ils pouvaient parler, se réjouiraient sans nul doute d’être bientôt « étourdis » par électronarcose, d’avoir le crâne pulvérisé par la tige perforante d’un pistolet d’abattage ou d’être gazés au CO2 au fond d’une fosse, d’autant plus si c’est à l’arrière d’une ferme, et pour nourrir celui que la sacro-sainte chaîne alimentaire aurait désigné comme son prédateur naturel !
Dans un entretien donné récemment au magazine de « La ruche qui dit oui », Porcher nous enjoint de la croire sur parole : « Il faut le comprendre, ça, c’est difficile quand ne l’a pas vu, pour abattre un animal, il faut aimer les animaux. » Ainsi, le tueur itinérant, contrairement au tueur de l’abattoir, serait-il guidé par son profond amour des animaux, que la quotidienneté de son rapport à la violence et au sang versé ne saurait émousser. Empruntant l’imagerie mensongère et déjà largement utilisée par l’industrie de la viande d’animaux libres et heureux, d’élevage respectueux, de tueurs bienveillants et de mises à morts sacrificielles, Jocelyne Porcher dissimule à grand peine la finalité de son projet et du travail de recherche qu’elle mène depuis de nombreuses années, qui tous deux achoppent à la réalité dévoilée sans exception par toutes les images tirées des abattoirs : non, il n’est pas possible de donner une mort digne à un animal pour le manger. Et non, les violences rendues visibles par ces enquêtes ne sont pas seulement le fait de cadences infernales ou de quelques individus pervers ou inadaptés à la tâche qui leur est confiée, comme des directeurs d’abattoirs ont parfois voulu nous le faire accroire, mais les conséquences d’un impossible dilemme qui voudrait voir les animaux tués avec empathie et sans souffrance.
L’abattage à la ferme n’y changerait rien. Dépêcher des tueurs à la ferme n’y changerait rien. Les animaux continueraient de souffrir et de mourir, contre leur gré. Les contrôles et les surveillances demandés par les associations n’en seraient que plus difficilement applicables, et des hommes seraient conditionnés à tuer, encore, et encore, pour l’amour de la viande, et certainement pas pour celui des animaux.
Au-delà même de la conviction éthique, qui est celle de L214, que tout être sensible a fondamentalement le droit à la vie, les techniques d’abattage existantes ne permettent pas d’insensibiliser de façon certaine et fiable un être vivant en vue de sa mise à mort. Pour preuve, ces images d’animaux qui se réveillent après « l’étourdissement » sur une chaîne d’abattage, et sont alors découpés vivants.
« Quel monde alimentaire nous préparent les abolitionnistes qui refusent la mort des animaux ? » se demande Jocelyne Porcher, confondant une fois de plus le refus de la mort en tant que phénomène naturel, et celui d’une mise à mort arbitraire et fondamentalement injustifiée.
Quel, monde, donc ? Un monde à l’opposé de celui qu’elle et l’industrie de la viande défendent main dans la main, un monde où humains et non-humains vivraient en harmonie. Un monde sans souffrance inutile, un monde dans lequel les hommes ne s’octroieraient plus le rôle de bourreaux sous des prétextes fallacieux.
Une utopie ? Peut-être, mais qui approche à grands pas, n’en déplaise à Jocelyne Porcher.
1 Comme Pascal, Jankélévicth pensait que la singularité de l’Homme tient à ce qu’il a conscience de sa mortalité et, qu’en cela, la mort donne un sens à sa vie. Implicitement, l’Homme serait donc en cela supérieur, à « l’animal-machine » décrit par Descartes, qui n’aurait quant à lui ni émotions, ni conscience de soi et de sa finitude ; point de vue que la science et l’éthologie n’ont cessé de démentir depuis près de quarante ans et qui n’a, aujourd’hui, plus le moindre fondement sérieux. Jankélévitch, qui s’est par ailleurs prononcé contre la peine de mort, estimait que « chaque vie (humaine) est extraordinaire », car elle « n’apparaît qu’une fois dans toute l’histoire du monde » ; mais aussi que la perspective de la mort nous oblige à considérer à chaque instant, et jusqu’au dernier, la morale de nos actes. Nul ne peut bien sûr présupposer de l’influence qu’aurait eu sur sa pensée la connaissance des découvertes les plus récentes sur la question de la sentience animale, mais il n’est peut être pas inutile de rappeler ici que, lorsqu’il fût interpellé par une association de défense animale sur le sujet de la vivisection, Jankélévitch répondit : « Vous avez raison. Celui qui tourmente les animaux sous prétexte de recherche scientifique est parfaitement capable de torturer des hommes. Tourmenter, torturer : cela répond au même instinct sadique. Le célèbre Dr Mengele, l'atroce vampire allemand d'Auschwitz, faisait lui aussi de la "Recherche scientifique". »