Bannière Désillusion dans un élevage laitier : une ancienne employée témoigne

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Susana Romatz a eu beaucoup de mal à faire face psychologiquement aux exigences du travail chez un producteur de lait de chèvre – un travail qui requiert, par exemple, de séparer les mères de leurs petits : elle a fini par dire « trop, c’est trop ».

Susana Romatz ne se considère pas comme une enfant d’éleveur en tant que telle, mais son grand-père élevait tout de même des lapins pour leur viande. Avec le recul, elle admet que c’est sans doute ce qui lui a donné très tôt les « outils de la dissociation ». « Je savais ce qu’il faisait d’eux, et ça m’a appris à faire taire mes sentiments », raconte-t-elle.

C’est cette capacité à se détourner de ses émotions et de son instinct qui a permis à cette ancienne flexitarienne, devenue aujourd’hui vegan (et fabricante de fromages végétaux), de travailler comme ouvrière agricole dans un élevage de chèvres de l’ouest de l'Oregon [ndlt : aux États-Unis]. Une expérience dont cette amoureuse des animaux essaie encore de se remettre.


© refuge GroinGroin

À l’époque, Susana était une jeune enseignante à la recherche d’un travail d’appoint pour arrondir ses fins de mois. Elle avait envie d’un emploi physique et au grand air. Cette partie de l’Oregon est considérée comme étant plutôt progressiste, explique-t-elle. Les produits estampillés « éthique », « élevé en plein air » ou « bio » abondent. Alors, quand un élevage de chèvres « respectueux du bien-être animal » a cherché à recruter, elle s’est montrée partante. « J’ai en quelque sorte commencé à adhérer à cette idée qu’on peut élever des animaux de manière respectueuse », se souvient-elle. Mais il n'a pas fallu longtemps pour que « ce raisonnement commence à s’effondrer sur lui-même ».

Ce qui faisait de cet élevage – qui produisait du lait et du fromage et vendait des chèvres pour leur viande – un élevage « respectueux », c’était le fait que les animaux étaient élevés en plein air. « Ils avaient beaucoup de terrain » raconte Susana, et il s’agissait d’une entreprise « familiale ». Elle s’est pourtant très vite rendu compte que tout cela ne voulait pas dire grand-chose. « Même si c’était le niveau au-dessus en termes de respect, de compassion envers les animaux, il y avait malgré tout des choses qui me dérangeaient vraiment. » 

En haut de la liste se trouvait l’ébourgeonnage sans anesthésie des chevreaux. L’ébourgeonnage est une pratique standard en élevage, qui sert à interrompre la croissance des cornes et, soi-disant, à éviter la destruction de biens et les blessures. (Les blessures causées à un animal par les cornes d’un autre se produisent en général dans des espaces confinés.) La plupart des groupes de défense du bien-être et des droits des animaux s’opposent à cette pratique lorsqu’elle est effectuée sans anesthésie ; elle reste néanmoins communément employée.

« C’était vraiment horrible, se souvient Susana. [Les chevreaux] poussaient des cris perçants. [Les éleveurs] devaient les maintenir au sol et carrément brûler les bourgeons de leurs cornes avec un tisonnier électrique ». Elle raconte que certains chevreaux ne s’approchaient plus jamais des humains après ça. « C’est une des choses que j’ai vraiment dû me forcer à refouler. Je devais m’empêcher d’y penser. Je voyais bien que c’était très, très douloureux. »

Susana raconte qu’à l’époque, elle essayait de justifier ces pratiques en considérant l’élevage comme un compromis. « Avec l’élevage, il faut faire des concessions quand on considère les animaux comme des marchandises, peu importe à quel point on les aime. On ne peut pas faire de profit sur leur corps sans prendre des décisions discutables », pensait-elle à une époque. « Quand on utilise les animaux de cette façon, on est obligé de prendre ce genre de décision » pour faire des bénéfices.

Mais même quand elle essayait d’adopter une approche pragmatique, d’ailleurs très similaire à celle des éleveurs chez qui elle travaillait, Susana a toujours senti, au fond, que tout cela était mal. « Une telle marchandisation des animaux, de leur lait et de leurs corps, faire en sorte que les chèvres attendent des petits quasiment en permanence, les nourrir de céréales [au lieu de leur alimentation naturelle] toute l’année pour les maintenir en lactation, je savais que tout cela était éprouvant pour leurs corps. »


© refuge Edgar's Mission

La séparation des mères et de leurs nouveau-nés pesait aussi beaucoup à Susana. « Les chevreaux étaient presque immédiatement pris à leurs mères », raconte-t-elle. Dans l’industrie laitière, les mères et les petits sont habituellement séparés afin de récupérer le lait pour la consommation humaine. Dans le cas des chèvres, les éleveurs chez qui elle travaillait ont raconté à Susana qu’il était nécessaire de séparer les mères et les chevreaux à cause d’un virus, l’arthrite-encéphalite caprine, qui se transmet via le lait de la mère. (Effectuer un test sanguin afin d’identifier les animaux infectés et les séparer du reste du troupeau est aussi une solution efficace.)

Il était impossible de nier que les mères appelaient leurs petits et réciproquement, raconte Susana. « C’était une chose à laquelle j’étais confrontée quotidiennement pendant la saison des naissances, quand il y avait plein de chevreaux rassemblés dans un enclos et plein de mères dans d’autres enclos. On pouvait les entendre s'appeler les uns les autres. » Cependant, seules les chevrettes étaient isolées, car seules les femelles devaient rester en bonne santé afin que l’éleveur puisse un jour les inséminer à répétition et qu’elles produisent du lait sans fin. Ce n’était pas un problème si les mâles, eux, étaient infectés, parce qu’ils seraient de toute façon envoyés à l’abattoir à deux ou trois mois. « C’était vraiment triste quand on sait quelle était leur destination », raconte-t-elle à propos du jour où les chevreaux mâles étaient vendus.

Afin de supporter psychologiquement ce travail, que Susana a fait pendant trois ans, « on est obligé d’augmenter son seuil de tolérance, on l’augmente jusqu’à ce qu’on finisse par se dire “Ouah, comment j’ai fait pour supporter ça tous les jours  ?” » 

Susana a fini par quitter l’élevage pour se consacrer à l’enseignement. Elle raconte que ça a été un soulagement de ne plus avoir à bloquer mentalement de nombreux aspects de son activité professionnelle. « Tous ces efforts qu’on fait pour contenir ces pensées, on finit par ne plus en être capable et c’est l’inondation. Et quand ça arrive, on ne peut plus jamais voir les choses comme avant. »

Susana est devenue vegan deux ans après avoir quitté l’élevage. Elle raconte qu’après qu’elle et son compagnon aient adopté un chien, « mon compagnon m’a envoyé un texto qui disait “Je ne peux plus consommer de produits animaux” et c’est arrivé tellement vite que j’ai réussi à faire la transition. Ça m’a pris peut-être une demi-heure. » Elle a senti que c’était ce qu’il fallait faire. « C’était comme si tout s’alignait à ce moment-là. Tous ces doutes et ces émotions que j’avais ressentis tout ce temps, et contre lesquels je m’étais battue ou dont j’avais essayé de me dissuader : c’était de la dissonance cognitive. » Elle se souvient d’une « constante bataille intérieure, de faire des choses qui allaient à l’encontre de ses valeurs. » En décidant de devenir vegan, « ça a été facile de laisser tout ça derrière moi. [J’ai compris] que c’était une illusion, un mensonge destiné à me faire dépenser de l’argent, un mensonge pour m’empêcher de chercher plus loin. »

Son seuil de tolérance s’est immédiatement abaissé.


© refuge GroinGroin

Aujourd’hui, Susana ressent le besoin de racheter son passé. En plus d’être vegan, elle fait la promotion des fromages végétaux. Elle a commencé à faire ses propres fromages par nécessité, à partir de noisettes locales et de ferments spéciaux qu’elle a créés elle-même. La fabrication demande beaucoup de travail et coûte cher (elle précise que les producteurs de noix, noisettes ou amandes ne sont pas subventionnés comme le sont les producteurs laitiers), alors, pour le moment, Susana se contente de faire des fromages pour sa famille et ses amis. Elle a un profond désir d’informer les autres : elle vend ses ferments vegan et partage informations et recettes sur son site internet « afin de donner aux autres les outils pour faire ces fromages eux-mêmes. »

À propos des propriétaires de l’élevage de chèvres, qui est toujours en activité à l’heure actuelle, Susana affirme que « ce ne sont pas de mauvaises personnes ». Ils ont juste des perspectives différentes. « Les [éleveurs] plus âgés considéraient plutôt les animaux comme des biens, explique-t-elle. Ils prenaient soin des animaux aussi bien que nécessaire [pour qu’ils soient rentables]. » 

Susana est persuadée que les messages dont nous bombardent les médias, notre culture, nos traditions et nos familles donnent lieu, chez certains d’entre nous, à « une dissociation de la réalité de ce que nous vivons ». Elle raconte qu’il lui a fallu plusieurs années avant de pouvoir vraiment comprendre tout ce qu’elle a vécu dans cet élevage, « avant [qu’elle] puisse vraiment intégrer tout ce qui s’est passé, [qu’elle] réalise [qu’elle s’était] leurrée [elle]-même pour être capable de travailler là-bas ».

Aujourd’hui, Susana va de l’avant, même si elle n’oubliera jamais les animaux de son passé. « J’essaie vraiment d’avoir de la considération pour la vie des animaux qui ne sont plus là aujourd’hui. Mais pour comprendre et avancer, on n’a pas forcément besoin de se plonger dans les traumatismes du passé ; il faut les comprendre et en être conscient, mais il ne faut pas être trop dur avec soi-même. Réfléchir à [mon expérience], mais aussi être capable d’aller de l’avant ont été très importants pour moi. » 

 


Ce témoignage nous vient des États-Unis. Pour autant, les pratiques décrites sont tout aussi valables en France, premier producteur mondial de fromage de chèvre.

En France aussi, les chevreaux sont séparés de leur mère dès la naissance, les mâles sont vendus pour leur viande et abattus très jeunes (entre 6 et 8 semaines), les femelles sont inséminées artificiellement et enchaînent les naissances pour produire le plus de lait possible. Lorsque leur productivité est jugée insuffisante, elles sont « réformées » et envoyées à l’abattoir, à l'âge de 4 ans en moyenne (alors qu’elles ont une espérance de vie de 15 ans environ). En France aussi, l’écornage sans anesthésie est une pratique courante. La plupart des chèvres passent de plus leur vie enfermées, sans accès à l’extérieur.

 

 

Grâce aux nombreuses alternatives végétales, il est aujourd’hui très facile de se passer de produits laitiers et de viande, sources d’importantes souffrances pour les animaux. Découvrez de nombreuses astuces et recettes sur notre site Vegan Pratique  !


 

Article de Jessica Scott-Reid, initialement publié par Sentient Media.

Traduit de l’anglais par nos soins.

 


Bannière Cadavre exquis, Augustina Bazterrica

Cadavre exquis, Augustina Bazterrica

  • Article du Vendredi 26 juin 2020

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À quoi ressemblerait une société où, à la place des animaux que nous consommons habituellement, nous élèverions, abattrions et mangerions des humains dits « comestibles » ? Voilà l’expérience de pensée vertigineuse dans laquelle nous plonge avec brio l’autrice argentine Augustina Bazterrica dans son premier roman, Cadavre exquis, publié chez Flammarion en 2019, qui a reçu un accueil critique très positif. 

Dans ce récit aux allures dystopiques, l’écrivaine dépeint un monde imaginaire où, suite à un mystérieux virus ayant fait disparaître la quasi-totalité des animaux de la surface de la Terre, les humains se mettent à manger d’autres humains, et à faire de ce nouveau mode de consommation, qui n’est un secret pour personne, une véritable industrie.

Avis aux amateurs de George Orwell et de Margaret Atwood, ou tout simplement de romans en général, Cadavre exquis vous procurera un véritable plaisir de lecture !

 

L’industrie de la viande ou le meilleur des mondes

Hypnotisante, l’histoire nous embarque dans un univers anxiogène où certains humains sont désormais considérés comme du bétail. Section des cordes vocales, abattage à coups de massue, et même expérimentations : rien n’est épargné à celles et ceux qui sont nommés « têtes » ou « lots » et qui vivent un véritable enfer avant de finir dans les assiettes.

Dans un style à la fois réaliste et percutant, la romancière propose une intrigue haletante de bout en bout. Marcus Trejo, employé d’abattoir est désabusé par son métier et par le monde qui l’entoure. Marcus est entouré d’une galerie de personnages tous plus cyniques les uns que les autres, comme ce chasseur d’humains conservant les têtes de ses trophées dans son bureau ou encore un éleveur qui souhaite élargir son activité en se lançant dans l’élevage pour la transplantation d’organes car, selon lui, c’est « un bon filon dans lequel investir ».

Mais tout bascule le jour où cet éleveur offre à Marcus une « femelle » qu’il recueille chez lui. Passant outre les lois, Marcus va alors tisser des liens étroits avec elle, au risque de finir lui-même à l’abattoir !

Toute ressemblance avec des faits réels...

Qui dit dystopie dit évidemment parabole. En effet, le traitement réservé à cette viande « spéciale » n'est ni plus ni moins qu'une dénonciation du spécisme et une mise en perspective originale du sort que certains animaux subissent dans le monde réel : modification génétique, élevage dans des cages  et autres tortures physiques ne sont-ils pas le lot quotidien de millions d’êtres réduits à l’état de profits et d’aliments sur pattes ?

Comme dans notre société, les personnages du roman oublient, ou essayent d’oublier, dans une même illusion, que les êtres élevés pour leur chair sont capables de ressentir du plaisir et de la douleur. Cadavre exquis nous ramène alors vers les pratiques de l’industrie de la viande et donne toute leur force aux sombres pensées de Marcos : « Il y a là quelque chose qui évoque la folie du monde, une folie qui peut être souriante, sans pitié, bien que tout le monde soit sérieux. »

Avec un grand talent de romancière, Bazterrica fait donc de la fiction et de l’imagination les médiums idéaux pour dévoiler la cruauté que nous exerçons sur certains animaux, et nous pousser à entrevoir des manières plus justes de vivre avec eux ! 

 

Cadavre exquis, Augustina Bazterrica, Flammarion, 2019.

 

 


Bannière Nourrir son enfant autrement

Nourrir son enfant autrement

  • Article du Lundi 8 juin 2020

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Une référence pour les parents souhaitant végétaliser l’alimentation de toute la tribu ! Il n’y a pas d’autres mots pour décrire Nourrir son enfant autrement, de Sandrine Constantino, publié en 2019 aux éditions La Plage. 

L’autrice, docteure en biologie, propose avec cet ouvrage monumental 300 pages de bons conseils et de savoureuses recettes, le tout basé sur les recherches scientifiques les plus solides. Voilà un manuel en mesure d'accompagner toute la famille vers une alimentation végétalienne au quotidien !

Des réponses à toutes vos questions !

La nutrition, ce n’est pas votre fort ? Parce qu’être bien informé sur les différentes sources de nutriments est indispensable, S. Constantino, dans un premier temps, revient de manière détaillée et très claire sur les bases théoriques essentielles d’une alimentation vegan équilibrée. 

« Mais comment gérer mon entourage, pas forcément en accord avec mes valeurs ? Et comment mon enfant va-t-il parvenir à s’intégrer à la cantine et à l’école ? » Pas de panique ! L’autrice répond aussi à toutes ces inquiétudes, distillant de nombreux conseils pour agir au mieux face à ces problématiques. De plus, le livre est parsemé de témoignages de parents ayant orienté leurs enfants vers un régime végétarien ou végétalien et qui partagent leurs expériences, leurs difficultés et les moyens mis en œuvre pour les surmonter. Un trésor ! 

Un livre « boîte à outils »

Cet ouvrage, en outre, vous accompagnera longtemps puisque les conseils alimentaires donnés vont de la grossesse jusqu’aux six ans de l’enfant ! 

Vous trouverez pour chaque stade du développement de ce dernier de nombreuses recommandations où l’autrice associe avec brio rigueur scientifique et limpidité du propos, comme en témoignent les tableaux explicatifs qui accompagnent le texte. En parcourant les pages de ce livre, vous apprendrez tout ce qu'il faut savoir pour bien supplémenter un bébé vegan, quelles méthodes adopter pour diversifier ses repas, et bien plus encore ! Des conseils nutritionnels qui vont bien au-delà de la seule question du véganisme.

Cerise sur le gâteau : le manuel se transforme en dernière partie en livre de recettes extrêmement riche et astucieux. On parcourt en effet avec envie ces ingénieuses propositions de menus équilibrés et ces multiples recettes, sucrées et salées, toutes très abordables : légumes rôtis, omelette de pois chiches, steak de lentilles, etc. Voilà de quoi cuisiner de plusieurs façons certains aliments parfois redoutés par les enfants pour en faire les mets favoris de la famille ! 

Bref, vous l’aurez compris, par sa clarté et son exhaustivité, Nourrir son enfant autrement a tout pour vous aider à transmettre le goût d’une alimentation saine et respectueuse des animaux ! 

Nourrir son enfant autrement, Sandrine Constantino, La Plage, 2019.

 

Retrouvez des conseils nutritionnels adaptés à tous les âges de la vie sur Vegan Pratique


Bannière Deux kilos deux : entretien avec Gil Bartholeyns

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Deux kilos deux, c’est le poids moyen d’un poulet lors de son abattage. C’est aussi le titre d’un roman dans lequel Gil Bartholeyns raconte l’histoire de Sully, un jeune inspecteur vétérinaire débarqué dans un village isolé de Belgique pour y mener un contrôle dans un élevage de poulets. Alors que la neige immobilise le village, Sully mène l’enquête. Rencontre avec un écrivain engagé pour les animaux !

 

Pourquoi avoir voulu écrire sur les poulets ?

La poule et le coq (car le poulet c’est un nom de consommation) sont des oiseaux des forêts tropicales d’Asie. Qui le sait encore ? La déconnexion est totale. C’est ce qu’évoque le titre du roman. Deux kilos deux, c’est un poids d’abattage moyen, mais il varie sans cesse selon qu’on « fasse » du poulet à rôtir ou des filets, du conventionnel ou du bio. L’important c’est que c’est une quantité. Des êtres vivants dont le nombre est calculé en kilos par mètre carré. C’est aussi l’animal terrestre le plus mangé dans le monde. On se trouve à mille lieues de la beauté de ces oiseaux mordorés des sous-bois indiens. Et selon la Déclaration de Cambridge, les oiseaux présentent un cas d’évolution parallèle de la conscience.

Mais ce qui compte pour moi, c’est l’individu, son corps, sa vie. Dans les élevages vous avez affaire à des océans de volailles. Aucun développement social et émotionnel normal n’est possible dans de tels lieux. Nous, les humains, nous pouvons toujours nous évader, rêver... Les poulets, eux, sont réduits à leur corps. Et s’ils sont essentiellement leur corps dans l’expérience qu’ils font de cet univers, c’est à partir de lui que se mesure la qualité d’une existence. Or, dans la législation et sur le terrain, j’ai découvert une maltraitance institutionnelle. Même si l’éleveur respecte scrupuleusement les normes dites du bien-être, on est stupéfait devant ces êtres qui sont anéantis après quelques semaines, alors qu’ils peuvent vivre dix ans. C’est ce qui se passe sur l’exploitation de Frederik Voegele dans le roman : légalement, elle est irréprochable, et pourtant les poulets sont dans une détresse absolue.

 

Comment avez-vous préparé l’écriture de votre livre ? 

Au départ je ne pensais pas écrire sur l’élevage. J’avais un cadre, les Hautes Fagnes belges en pleine tempête de neige, et une histoire d’amour. Mais en cherchant pourquoi Sully, le personnage principal, arrive là, je me suis intéressé aux inspecteurs vétérinaires. J’ai commencé à enquêter et c’est devenu une matière romanesque incroyable. On parle de roman initiatique. Pour moi, l’épreuve a été le terrain et l’écriture. J’ai voulu partager ce que j’ai ressenti et emmener le lecteur là où commence notre délire civilisationnel. Qui est un délire technocratique et biotique. Un délire systémique auquel l’événement planétaire du COVID-19 est directement lié, parce que nous ne savons plus vivre avec les animaux. Il est trop facile de penser que le mal vient de la consommation d’animaux sauvages vendus dans des marchés insalubres. La majorité des zoonoses, de la grippe espagnole de 1918 aux virus émergents actuels, sont issues de l’élevage, pour ne rien dire des bactéries et de l’antibiorésistance qui représentent une menace sans précédent. Le roman est sans équivoque, mais je n’y prends pas moi-même position. C’est une écriture sans jugement parce que le problème est justement systémique. Si on vise des gens ou des circonstances particulières, on rate l’essentiel.

Quand je suis allé voir les éleveurs, aucun d’eux ne m’a parlé de souffrance ou d’impuissance. Ils m’ont assommé de règles, d’obligations, de calculs. Je venais pour parler de leur métier et du bien-être, et ils me parlaient de mises aux normes, d’Europe, de « meilleures techniques disponibles », de concurrence. Je me suis rendu compte que, pendant tout ce temps, les valeurs étaient évacuées, le libre arbitre aboli. Ils étaient dedans jour et nuit. Je me suis dit : c’est ça un système d’exploitation. Je ne pouvais pas rentrer chez moi et écrire le même livre, centré sur un personnage qui cherche à résoudre une enquête sans y laisser trop de plumes. J’ai essayé de mettre en scène cette aliénation à travers des intimités fracturées, de faire voir la complexité de cet univers qui est aussi un univers d’ingénieurs qui pensent en savants pragmatiques, avec des éléments de langage.

 

Avez-vous rencontré des difficultés pour mener votre travail ?

L’univers de l’élevage est réputé fermé mais j’ai été bien accueilli partout. Surtout par les groupes d’influence. J’étais un « historien », un « anthropologue ». Je disais que je travaillais sur l’élevage, sur le bien-être animal et que je voulais comprendre. Ce qui a le plus compté, c’est la chaîne d’approche : un tel, responsable de ceci, vous introduit à tel autre, qui vous recommande à une autre personne, et ainsi de suite. C’est de cette façon que je suis passé du ministère aux institutions de promotion, puis aux éleveurs, aux fournisseurs, aux ouvriers. Il est d’autant plus important de le dire que la France a commencé à criminaliser la prise d’images et leur diffusion, comme certains États américains.

Du côté des associations de défense, je voulais rencontrer des responsables de refuges d’animaux de ferme parce qu’ils travaillent avec les autorités, ils sont à la charnière. Là j’ai trouvé des personnes formidables. Ailleurs, dans certaines institutions, la parole était contrôlée. Vous vous retrouvez à parler à quelqu’un et, derrière, quelqu’un d’autre monte la garde. Ou bien on souhaite recevoir vos questions à l’avance. Ou bien on ne veut pas vous recevoir directement pour des raisons de protection des méthodes de travail, et là je parle des inspecteurs vétérinaires. Mais tout s’est toujours déroulé avec une ouverture surprenante, une envie de m’expliquer, de me montrer. On me confiait des rapports. Je revenais abasourdi.

 

Qui est votre personnage préféré dans ce roman ?

C’est Louis. Louis a cinq ans. À trois ans et demi, il sait qu’il mange de la viande mais il ne sait pas que ce sont des animaux. Il faut dire qu’il n’y a pas beaucoup d’indices dans un bâtonnet de poisson ou une saucisse. C’est sa mère, Léa, qui le lui a dit. Alors Louis pense qu’on les mange une fois qu’ils sont morts. Mais sa mère lui a dit qu’on les tuait pour les manger. Alors Louis s’est mis à détester les chasseurs. Il n’a pas l’idée de l’élevage, et sa mère n’a pas le courage de lui dire qu’on les fait grandir dans des lieux spéciaux... Louis a décidé d’arrêter d’en manger. Il ne peut pas caresser et tuer en même temps. Il ne fait pas de différence entre un chat et un lapin. Il ne veut plus manger ceux qui sont pour lui une source intarissable de joie et de curiosité. Il finit même par dire « en plus, on est des animaux, c’est comme si on se tuait nous ». Il tient ce raisonnement que Sully aurait voulu avoir beaucoup plus tôt dans sa vie, alors même qu’il est médecin vétérinaire. Combien d’années passées à vivre contre ses propres valeurs, se dit-il, alors qu’il soignait les oiseaux du jardin et sauvait les abeilles à la surface des piscines ? « Quel sortilège avait-on jeté sur le monde ? Pourquoi était-il si difficile à l’humanité de se définir selon un bien qui transcende ses frontières ? »

 

Les animaux d’élevage ont une forte présence dans votre livre, ils sont des personnages à part entière. Qu’avez-vous souhaité faire transparaître dans ces descriptions ?

Au moment où j’écrivais, on parlait beaucoup des abattoirs et du broyage des poussins. Je ne voulais pas aller dans cette direction. C’est l’existence des animaux qui m’intéressait, ce moment où les hommes et les bêtes partagent leur vie, et ce moment touche beaucoup d’espèces. Il y a tout un peuple dans le livre. Le rat, le chat, le renard, la chouette, la fourmi, le lynx, les dindes... et il y a ce veau qui naît grâce à ces gestes qui donnent la vie. Je voulais qu’à un moment donné les personnages soient réunis par quelque chose de plus grand qu’eux. Est-ce que ce veau devait naître ? Oui. Est-ce qu’il devait exister ? Non. Tous ces animaux n’appartiennent pas, malgré tout, au même monde, les sauvages, les domestiques, les animaux d’élevage. Leurs régimes juridiques font que les uns sont protégés, les autres abattus. Beaucoup d’entre eux sont des chimères. Ils ne peuvent pas mettre bas naturellement. Ils peuvent à peine atteindre l’âge adulte sans crise cardiaque ou sans problème de locomotion. Ils ne sont pas faits pour vivre au-delà du temps prévu. Ce mode d’existence donne le vertige.

 

Quel rôle peut jouer la littérature dans la défense des animaux aujourd’hui ?

C’est une grande question. On sait le choc qu’a produit un livre comme La Jungle d’Upton Sinclair. Mais ce n’est pas un roman. Les romans qui abordent les animaux d’élevage sont souvent écrits dans le bouleversement. Ce ne sont pas des manifestes. Je pense à La Vache de Beat Sterchi. Alors quels pouvoirs possède la littérature ? La force de la littérature est peut-être dans sa ruse. On entre dans une histoire, on apprend des choses sans l’avoir voulu, on éprouve des émotions envers des personnages qui n’ont pas nécessairement le beau rôle. On est toujours dans la singularité. Le roman trompe les généralités, il crée des intériorités. Dans Deux kilos deux, chacun porte sa façon de voir et on est amené à la comprendre à partir de ce qui lui arrive. Et puis il y a ce qui arrive aux animaux. Écrire « X milliards d’animaux ont été abattus », cela ne dit rien. Avec le roman, on peut restituer et ressentir le gouffre, l’expérience que cela représente.

 


Bannière Le petit veau qui a changé la vie d’un éleveur

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Comment un fils et petit-fils d’éleveur de bovins est devenu le fondateur d’un refuge où les vaches comme la petite Hope peuvent vivre une vie longue et heureuse.

Représentant de la troisième génération d’une famille d’éleveurs, Mike Lanigan n’aurait jamais imaginé diriger un jour un refuge pour animaux. Mais d’après Edith Bar, l’ancienne stagiaire devenue fondatrice et directrice exécutive du refuge, au fil du temps, Mike a changé de perspective. Et puis il a rencontré Hope [ndlt : « Espoir » en français]. Ce petit veau mal en point est l’une des principales raisons qui ont mené à la création du Farmhouse Garden Animal Home en Ontario, au Canada, où le dernier troupeau de Mike coule des jours paisibles. 

« Elle est née grande prématurée » raconte Edith au sujet de Hope, née il y a bientôt quatre ans. « Elle était très très faible et [Mike] a dû s’occuper d’elle sans relâche » pour qu’elle s’alimente. « C’est pendant qu’il s’occupait de ce veau que ça a vraiment fait tilt pour lui, il y consacrait tellement d’amour et d’efforts, et deux ans plus tard, elle allait être abattue. » Mike parle souvent de cette période où il a remis Hope sur pattes, « et du fait qu’il pensait à tous ces autres fermiers qu’il connaissait, et à toutes les pratiques qu’ils lui avaient inculquées » pour l’aider à prendre soin d’animaux comme Hope. « Puis il se rappelait que tous ces fermiers finissaient par envoyer leurs animaux à l’abattoir, et qu’il y avait une part d’hypocrisie dans tout ça. »

De l'élevage au refuge

Motivé par ces réflexions, Mike a contacté Edith qui, pendant son stage à la ferme, où elle a travaillé avec les animaux et appris à produire des légumes bios, était devenue vegan. Il lui a confié avoir des doutes à propos de ce qu’il faisait. « Il disait par exemple “Je veux juste trouver un moyen de ne pas tuer ces animaux” » raconte-t-elle. « Il voulait qu’ils restent à la ferme. Il adore travailler avec les vaches, il aime clairement les animaux. Il ne voulait pas juste placer des vaches quelque part ou toutes les abattre et arrêter d’élever des animaux. Il se demandait plutôt : “Comment peut-on faire pour les garder ici, mais aussi faire en sorte que ça soit viable sur le long terme ?” »

Transformer l’élevage en refuge était la solution logique. C’était en tout cas le cas pour Mike et Edith. « Ça a été difficile pour le reste de la famille » se souvient cette dernière : ils ont soudain dû s’adapter à un type de business totalement différent et à une autre manière de travailler avec les bovins. « C’est une tout autre façon de voir les animaux. Tout d’un coup, il faut en prendre soin avec un niveau d’exigence nettement supérieur ».

Mais cette transition ne fut l’affaire que de quelques mois et, bien vite, tous les animaux de la ferme ont été hors de danger. « Un taureau était déjà réservé pour partir à l’abattoir, mais on a fini par le sauver », raconte Edith. Bien sûr, cela a pris beaucoup plus de temps d’établir le refuge de manière officielle : constituer un conseil d’administration, mettre en place une stratégie de levée de fonds, etc. Mais pour Edith, c’est au moment où Mike a établi cette connexion avec ses animaux, quand il a pris conscience qu’ils voulaient vivre et que c’est ce qu’il voulait lui aussi, que Farmhouse Garden Animal Home est véritablement né.

Vivre en harmonie

Edith raconte que, depuis, l’atmosphère avec les animaux a radicalement changé. « Quand c’était encore un élevage, ils ne s’approchaient de personne. Désormais, dès qu’ils voient un humain, ils accourent. Ils adorent les gens maintenant. Ils reçoivent tellement plus d’amour de leur part. »

Aujourd’hui, la jeune Hope a pu grandir, même si elle reste toute petite. « Si elle était née sur une ferme commerciale, personne ne se serait embêté avec elle, parce qu’elle est minuscule. Personne n’aurait pris la peine de l’élever pendant deux ans. » Hope souffre encore de quelques problèmes de santé, qui, dans n’importe quelle autre ferme, constitueraient une condamnation à mort. « Je ne pense pas que beaucoup de fermiers, qu’aucun fermier ne se serait embêté [avec ses problèmes de santé], parce que ce ne serait dans le fond qu’une perte financière, parce que c’est comme ça que les fermiers considèrent vraiment leurs animaux ».

Mais pour le personnel de Farmhouse Garden Animal Home, Hope et ses congénères sont tellement plus que cela. « Hope est un tel amour. Elle est si mignonne, tellement adorable. Elle est aussi un petit peu timide », peut-être à cause de sa taille, raconte Edith.

Et pour ce qui est du reste du troupeau : les 29 animaux ont désormais tous leur propre nom. « Et je suis fière de connaître chacun d’entre eux » s’exclame Edith.
 

Article de Jessica Scott-Reid, initialement publié par Tenderly.
Traduit de l’anglais par nos soins.
Photo : Katie Stoops Photography