Bannière “Au fur et à mesure, toutes ces horreurs étaient devenues invisibles”

“Au fur et à mesure, toutes ces horreurs étaient devenues invisibles”


partager cet article du blog de L214

À quoi ressemble le premier jour d’un poussin né pour l’industrie du poulet ? Pierre nous a récemment écrit pour nous confier son expérience comme ex-employé dans un couvoir du groupe Doux. Un grand merci à lui pour ce témoignage édifiant.
 

Bonjour,

Je me permets de vous écrire suite à votre passage dans l’émission Quotidien sur TMC, où grâce à vous nous avons pu constater les méthodes d’élevage des poulets du groupe Doux. J’ai appris d’ailleurs dans la soirée que le groupe souhaitait lancer une enquête en interne, laissant entendre qu’il ne cautionne pas les mauvais traitements sur les animaux. Si aujourd’hui je vous écris, c’est pour vous dire que Doux cautionne bien ces pratiques, et depuis longtemps.

Originaire de Vendée, j’ai travaillé lorsque j’avais 17 et 18 ans durant deux étés (2011 et 2012) dans l’usine Ballis, un couvoir de poussins implanté à l’Oie (85140) qui appartient au groupe Doux. Les poussins naissaient dans de grands bacs en plastique, posés sur des chariots. Dès leur éclosion, nous devions les sortir de la pièce qui les maintenait au chaud pour les mettre dans une machine de tri.

Tapis roulant dans un couvoir de poussins

Photo : Igualdad Animal

 

Passant de tapis roulants en tapis roulants, plusieurs tombaient en cours de route et n’étaient pas ramassés, et s’ils l’étaient, ils finissaient dans ce que je nommais le « bac à mauvais poussins ». C’est dans ce bac que les employés séparaient les poussins qui étaient jugés comme ne correspondant pas aux critères d’élevage (parfois pour des raisons aussi futiles que la couleur de leur plumage). Une fois ce bac rempli, nous devions mettre ces poussins dans un broyeur. Vivants. Et ensuite les récupérer totalement lacérés dans un seau ensanglanté en dessous de la  machine. La plupart du temps, il restait des poussins encore vivants qui émettaient quelques cris et qui tentaient de s’en sortir. Ensuite, le contenu du seau était aspiré dans une machine qui envoyait les poussins morts-vivants dans un conduit. J’ignore à quoi ils étaient destinés.

Concernant les poussins qui partaient en élevage, il étaient entassés à 100 ou 150 dans des petits bac de 80cm x 60cm environ, qui eux-mêmes étaient mis par 30 sur des chariots destinés à approvisionner les élevages.

À chaque fin de journée, nous devions nettoyer les machines au jet d’eau. Il n’était pas rare de faire ressortir des poussins qui étaient tombés des machines encore vivants et de les faire tomber dans les égouts. Il fallait alors les récupérer et les mettre directement dans la zone d’aspiration. L’uniforme que nous portions était estampillé groupe Doux. Ce dernier était donc parfaitement au courant des méthodes utilisées dans ce couvoir.

Poussins

J’ai toujours ressenti une certaine culpabilité à n’avoir pas dénoncé ces pratiques à l’époque, mais je me sentais bloqué. Tout d’abord parce qu’à 17-18 ans, ce n’est pas facile de trouver un travail d’été et que j’avais besoin d’argent. Ensuite, parce que ce travail, au fil des jours, était devenu mécanique, et qu’au fur et à mesure, toutes ces horreurs étaient devenues invisibles. Enfin et surtout, je craignais que l’entreprise ne ferme ; et j’estime que ce n’est pas aux salariés de payer pour les horreurs que produisent leur patron. Beaucoup d’entre eux étaient des salariés en situation précaire, souvent des gens qui avaient vécu des fermetures d’entreprises et qui avaient atterri ici malgré eux.

Ce reportage sur Quotidien et votre vidéo m’ont fait un déclic, et très honnêtement cela me soulage d’enfin vous écrire. Je suis maintenant étudiant à Paris, j’ignore si les choses sont restées les mêmes dans le couvoir. J’espère simplement que ce témoignage contribuera à votre action.

Pierre G.